Sept péchés capitaux enthousiasmants à l’Athénée
L’argument est lui aussi d’une grande simplicité : Anna quitte la Louisiane où elle laisse ses parents et ses deux frères pour faire fortune dans les grandes villes américaines. Chaque année, elle devra se soustraire à la tentation d’un nouveau péché, après quoi, elle reviendra sur les bords du Mississippi édifier le pavillon familial. Mais la protagoniste est double : Anna 1, la chanteuse, et Anna 2, la danseuse, entretiennent une sororité fusionnelle et partagent « un même futur, un même passé ». Et tandis qu’Anna 1 comble les espérances familiales et se conforme chaque jour un peu plus à la morale petite-bourgeoise motivée par le seul appât du gain, Anna 2 voit ses valeurs piétinées et ses joies humiliées, si bien qu’elle dépérit.
Ainsi la mezzo-soprano Natalie Pérez forme-t-elle avec Noémie Ettlin un couple antagoniste jusque dans leurs interprétations : là où la danseuse s’exprime avec toute l’énergie du corps chorégraphié, la première adopte au contraire une certaine distance et un jeu tout en retenue. Loin de singer la vocalité inimitable de Lotte Lenya, créatrice du rôle, Natalie Pérez recherche un compromis entre l’art opératique et la chanson dont elle retient l’articulation aiguisée et certaines intonations idiomatiques. Cette interprétation indépendante trouve son expression la plus convaincante dans deux chansons ajoutées à la partition, accompagnées par le seul piano, que Weill écrit dans ses années d’exil parisien (en même temps que ces Sept péchés capitaux), mais cette fois sur des paroles en français de Maurice Magre : la Complainte de la Seine et Je ne t’aime pas, bouleversante ballade que Natalie Pérez anime d’un léger vibrato chargé d’émotion. Qui plus est, le jeu trouble de « Je t’aime – Moi non plus » trouve tout son sens dans la dramaturgie globale après la rupture entre Anna et son gigolo Fernando, mise en scène au numéro de la Luxure -ce qui est moins vrai des autres ajouts dont l’intégration peut sembler quelque peu forcée.
Derrière les minces échafaudages qui soutiennent l’écran géant où défilent les vidéos de Yann Chapotel, les quatre voix d’hommes incarnent la famille d’Anna : buveurs, joueurs, ils misent tout sur la réussite de leur fille et sœur. À chaque numéro, ils apparaissent dans une lumière blafarde et prodiguent leurs conseils à Anna. Kurt Weill prend alors plaisir à composer autant de chorals parodiques et de psalmodies grinçantes. Ce quatuor de voix singulières fait corps avec beaucoup de caractère. Se détache notamment la basse puissante et dynamique de Florent Baffi qui, dans le rôle de la mère, sonne haut et clair dès le premier péché. Le ténor très timbré de Manuel Núñez Camelino, héraut immanquable d’une morale raillée, s’illustre particulièrement dans le savoureux a cappella de la Gourmandise, qui se passerait fort bien au demeurant d’une illustration graphique aussi littérale… Guillaume Andrieux (baryton) et Camille Tresmontant (ténor) complètent à merveille un ensemble à la fois robuste et agile, toujours présent malgré un placement en fond de scène a priori peu favorable.
Les numéros des Sept péchés capitaux se succèdent à une cadence folle comme les tours d’un manège diabolique au mouvement perpétuel : de la valse au tango en passant par un foxtrot hardi, Weill redouble continuellement d’invention. Le public, échauffé par l’orchestre, est saisi d’une irrésistible envie de danser, en même temps qu’il est glacé face à la banale voracité du capitalisme libéral. Seul Youkali, « le pays de nos désirs », semble en mesure de réconcilier ces injonctions contradictoires. Tandis que le remarquable arrangement d’Arthur Ouvrard distribue les motifs syncopés et contrechants sinueux de ce célébrissime tango-habanera aux instrumentistes chevronnés qui composent l’orchestre Pelléas, les longues phrases rêveuses de Natalie Pérez s’élancent par-delà la fosse et viennent caresser nos imaginaires anémiés par de longs mois de diète culturelle.