Marc-André Dalbavie (né en 1961)
Le Soulier de satin (2021)
Opéra en quatre journées
Livret de Raphaèle Fleury, d'après la pièce éponyme de Paul Claudel
Création mondiale

Direction musicale : Marc-André Dalbavie
Mise en scène : Stanislas Nordey
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes : Raoul Fernandez
Éclairages : Philippe Berthomé
Chorégraphie : Loïc Touzé
Vidéo : Stéphane Pougnand
Créateur sonore : Daniele Guaschino

Eve Maud Hubeaux (Doña Prouhèze),
Luca Pisaroni (Don Rodrigue de Manacor),
Jean-Sébastien Bou (Don Camille)
Marc Labonnette (Le Père jésuite, le Roi d'Espagne, Saint Denys, Don Almagro, Deuxième Soldat), Yann Beuron (Don Pélage),
Nicolas Cavallier (Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère Léon),
Béatrice Uria-Monzon (Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse),
Eric Huchet (Le Sergent Napolitain, Don Rodilard, Le Capitaine, Premier Soldat),
Vannina Santoni (Doña Musique, La Bouchère),
Max Emanuel Cenčić (L'Ange Gardien, Saint Jacques, Saint Adlibitum),
Julien Dran (Le Vice-Roi de Naples, Saint Boniface, Don Ramire),
Camille Poul (Doña Sept-Epées),
Yann-Joël Collin (L'irrépressible, Don Fernand),
Cyril Bothorel (L'annoncier, le Chancellier, Don Léopold),
Yuming Hey (Le Chinois, Isidore),
Mélody Pini (La Noire Jobarbara, La Logeuse),
Fanny Ardant (La Lune, voix enregistrée),
Marianne Croux, Andrea Cueva Molnar, Alexandra Flood, Kseniia Proshina, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Marie Chagnon, Lise Nougier, Cornelia Oncioiu, Ramya Roy (Voix de la procession)

Orchestre de l'Opéra national de Paris

29 mai 2021 à l'Opéra Garnier

On progresse un peu dans ce déconfinement comme on sortirait d'une longue période de glaciation. Pour un peu, on s'étonnerait presque de voir les salles rouvrir leurs portes et les projets reprendre leur cours après tant de désillusions et de stagnation. Ces circonstances donnent assurément à la création du Soulier de satin de Marc-André Dalbavie des atours d'événement et de symbole impromptu dans une saison 2020–21, largement dégradée. Au-delà des réjouissances, on pourra largement s'interroger sur une partition sans réel intérêt musical, ambitieuse et se heurtant à la mise en opéra de l'interminable pièce de Paul Claudel. Le plateau vocal a beau mettre les petits plats dans les grands, avec une quarantaine de rôles (souvent alternés), cette journée-soirée peine à convaincre au fil de ces quasi cinq heures de programme. 

Eve Maud-Hubeaux (Doña Prouhèze) et Jean-Sébastien Bou (Don Camille)

On doit la commande de ce Soulier de satin à Stéphane Lissner qui souhaitait à l'origine confier à trois compositeurs une "trilogie littéraire". Avec Trompe-la-Mort de Luca Francesconi d'après Balzac en 2017 et et Bérénice de Michael Jarrell d'après Racine en 2018 . Intéressants au premier abord, ces projets font surgir une difficulté majeure en ce qui concerne le conflit entre la puissance de la langue littéraire et sa conversion en livret d'opéra. La teneur et la construction du roman balzacien se prêtait plutôt bien aux prélèvements opérés par Francesconi pour rédiger son propre livret. En croisant Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, il avait su restituer une logique narrative et dégager les contours des personnages de la Comédie humaine en une seule soirée – quitte à amoindrir la question du retour des personnages et pouvoir donner un équivalent musical aux descriptions. Refusant d'adapter ou couper la pièce de Racine, Michael Jarrell avait fait de Bérénice un long et pénible bras de fer entre le son et le mot – bras de fer à l'issue fatale pour l'un et l'autre de ces deux adversaires d'un soir.

Yann-Jöel Collin (L’Irrépressible, Don Fernand) et Cyril Bothorel (L’Annoncier, Le Chancelier, Don Léopold)

Le défi posé par Paul Claudel posait davantage encore la question de la capacité de l'opéra à se plier à la délirante longueur d'une pièce originellement prévue en une douzaine d'heures. Jean-Louis Barrault dans une version "abrégée", puis intégrale, Antoine Vitez et Olivier Py par deux fois, ont affronté ce monstre théâtral. Les lyricomanes voués aux épanchements wagnériens se satisfont paradoxalement d'un livret dont on reproche parfois le niveau inégal au strict plan littéraire, mais largement compensé en densité et en invention par une langue musicale inégalée. L'opéra de Marc-André Dalbavie trébuche également sur la volonté de restituer à la pièce de Claudel ses dimensions de "monstre" littéraire. La librettiste Raphaèle Fleury limite au maximum les coupures et conserve une large part de la complexité des actions principales et secondaires, et sans recourir à des synthèses qui auraient sans doute permis d'en dégager sinon le sens, du moins l'atmosphère.

Eve-Maud Hubeaux (Doña Prouhèze) et Luca Pisaroni (Don Rodrigue de Manacor)

Au demeurant fort peu contrastée et réduite la plupart du temps à un ample et très décoratif rideau sonore, la partition de Marc-André Dalbavie fait la part belle à une déclamation qui comporte une part importante de texte parlé et de style récitatif. Souvent construite autour d'une note tenue comme unique soutien, la musique se présente comme de large et amples trames harmoniques qui alternent en climax-détentes, s'interrompant au besoin pour libérer des tunnels d'ennui et de silence et laisser résonner le texte nu. Placé aux commandes de cette vaste nef de notes et de mots, le compositeur officie en personne, dirigeant avec une placidité métronomique ces espaces sonores sur lesquels affleurent le style épique et les situations tragicomiques du Soulier de satin.

Impossible dans de telles conditions de dégager une lecture distincte d'une intrigue  quelques quarante rôles qui se croisent et se combinent, autour des amours impossibles entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue. Théâtre dans le théâtre, le Soulier de satin peut se lire également comme une mise scène du langage. Pour son troisième opéra en dix ans, Dalbavie a su comme jamais auparavant dimensionner son écriture à une prosodie sans réelle complexité technique mais souvent aux limites de l'ampoulé et du désuet. L'enjeu est de taille, obligeant les chanteurs à mémoriser un texte parlé et chanté d'une longueur périlleuse et délirante qui contraint en plus à des changements de costumes pour interpréter plusieurs personnages.

 

Marc Labonnette (Le Père Jésuite, Le Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, 2ème soldat) et Yann Beuron (Don Pélage)

La mise en scène de Stanislas Nordey se limite à une circulation anecdotique de toiles de très grands format, reprenant des détails de chefs‑d'œuvre de la Renaissance et de l'époque baroque. Certaines images reviennent avec insistance, comme par exemple ces profils de gentilshommes espagnols peints par Le Greco dans son Enterrement du Comte d'Orgaz, ou bien les Vanitas de Philippe de Champaigne ou encore le regard de la Vierge aux rochers de Vinci… Manipulés à vue, ces tableaux dissimulent parfois les acteurs qui s'apprêtent à interpréter la scène suivante et font leur apparition au moment où les techniciens font pivoter le panneau. Ce ballet éphémère et furtif peine à convaincre au-delà d'une simple illustration des situations et des caractères psychologiques des personnages.

Eve Maud-Hubeaux (Doña Prouhèze)

Vocalement, on saluera l'aisance et le brio de Vannina Santoni en Doña Musique et Eve-Maud Hubeaux en Doña Prouhèze. Cette dernière brille dans des interventions relativement exposées et l'élégance des échanges avec le Don Camille de Jean-Sébastien Bou. Assez curieusement, le Don Rodrigue de Luca Pisaroni semble sous-dimensionné par un jeu trop limité et une voix qui peine ostensiblement à s'incarner dans un texte mal ajusté à ses moyens. Béatrice Uria-Monzon doit également puiser dans des ressources d'actrice pour faire oublier une ligne fuligineuse et dangereusement sollicitée. On retiendra la solidité de Julien Dran en Vice-Roi de Naples et la noblesse de phrasé de Yann Beuron dans le parlé-chanté de Don Pélage. Au timbre timbre scintillant de Camille Poul en Doña Sept-Epées, on ajoutera la présence décalée et remarquable du contre-ténor Max Emanuel Cenčić, tour à tour Ange Gardien, Saint Jacques et Saint Adlibitum, qui réussit ses débuts sous les ors de Garnier.

Max Emanuel Cenčić (L’Ange Gardien, Saint-Jacques, Saint Adlibitum) et Eve-Maud Hubeaux (Doña Prouhèze)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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