Dmitry Ulyanov (Dodon) et Andrey Popov (l'Astrologue).
 

Dernier des quinze opéras de Rimski-Korsakov, composé en 1907 et créé plus d’un an après la disparition de son auteur, Le Coq d’or, adapté d’un conte de Pouchkine fortement corsé par le librettiste Vladimir Bielski, est une allégorie du régime tsariste dépérissant à une décennie de la Révolution. En introduction, un Astrologue annonce aux spectateurs qu’il va faire revivre pour eux les masques d’une vieille histoire. Le tsar Dodon, roi fainéant, ne sait plus comment se défendre contre des ennemis qui assaillent son royaume de toutes parts. L’Astrologue lui apporte un coq d’or qui l’avertira de toute menace de guerre. Le tsar lui promet toute récompense qu’il pourrait demander. Après deux alertes successives, ayant envoyé ses deux idiots de fils en avant-garde, puis obligé de partir lui-même en campagne, le tsar rencontre la belle reine de Chemakha, qui l’envoûte par un cruel jeu de séduction. Il l’emmène dans son palais pour l’épouser, mais l’Astrologue survient et la demande lui-même en mariage. Le tsar le tue, puis se fait tuer à son tour par le Coq. Après les lamentations du peuple, devant le rideau tombé, l’Astrologue revient pour rassurer les spectateurs : seuls lui et la Reine étaient des personnages réels, les autres n’étaient que des spectres.

Repenser une mise en scène sans dénaturer l’ouvrage, en lui conférant une nouvelle dimension tragi-comique, c’est ainsi qu’on pourrait résumer la belle réussite du Coq d’or de Rimski-Korsakov que nous a offert Barrie Kosky à l’Opéra de Lyon, avec une distribution vocale au-dessus de tout éloge, dans un décor unique d’herbes sèches avec un chemin au milieu et un arbre mort sur le côté. C’est par là qu‘arrive d’abord l’Astrologue (Andrey Popov), vieux sage à barbe blanche et à la voix radieuse projetée avec puissance, qui se joue de toutes les notes suraigües de sa partie de ténor-altino, en voix de poitrine comme en voix de tête. C’est là aussi que se démène, hagard, le malheureux tsar Dodon, en caleçon de nuit et tee-shirt, comme cueilli au saut du lit, donnant des coups d’épée dans le vide, hanté par des ennemis aussi obsédants qu’invisibles. Son peuple est un troupeau de chevaux, les choristes, tout comme le général Polkan, portent des bustes et des masques d’équidés ; une écurie assez bien disciplinée, esquissant par moments des pas de danse, apportant la note d’humour burlesque autant qu’inattendue et soulignant ce que le livret fait entendre avec un pessimisme sans ambages : le peuple n’est rien qu’un troupeau de bétail !  Le colossal (à tous points de vue !) Dmitry Ulyanov avec sa voix de stentor aux multiples registres, offre dans le rôle du monarque une performance difficilement surpassable, appuyée par un talent de comédien et de mime aux recettes multiples.  Pour ce qui est du Coq, la cantatrice du rôle (Maria Nazarova) est dissimulée, mais le volatile est joué par un comédien (Wilfried Gonon) qui se perche sur l’arbre et réussit son doublage en articulant les syllabes de ses avertissements avec une synchronisation labiale parfaite : on croit réellement que c’est lui qui chante avec une voix de femme ! Sur ce même arbre on verra au 2e acte, suspendues par les pieds, les effigies décapitées des deux princes Gvidon et Aphron dont les rôles fort ingrats ont été assurés au premier acte avec un maximum de vie et de jeu scénique par Vasily Efimov et Andrey Zhilikhovsky.

L’opéra d’environ deux heures et dix minutes de durée est joué sans entracte, couvre-feu oblige, et pendant les deux courtes interruptions c’est l’Astrologue qui assure la transition en passant d’un petit pas hésitant de vieillard d’un bout à l’autre de la scène et en saluant les spectateurs. Et au 2e acte la Reine de Chemakha, cet antipode lumineux et coloratur comparable à la Reine de la Nuit mozartienne, est incarnée par la fine miniature de Nina Minasyan qui a envoûté la salle dès les couplets de son Hymne au soleil. Aucun effort apparent dans les vocalises comme tracées au pinceau, éclatante dans son contre-mi à la fin de l’acte, elle captive par un jeu naturel qui rend d’autant plus efficace cette créature énigmatique dans son jeu pervers avec le lamentable personnage qu’elle force à se dévoiler. Du coup, les ressources conjuguées des deux interprètes réussissent à rendre moins étirée la (trop) longue scène où elle alterne l’érotisme aguicheur et les lamentations de la solitude éplorée, avant d’entamer l’étape finale de la danse dans laquelle elle entraîne son balourd de partenaire. Seule réserve peut-être, le corps de ballet aurait pu être un plus fourni que les quatre danseurs aux gestes mécaniques qui complètent la scène. Mais ceci reste dans la lignée d’une option scénographique qui choisit de limiter les effets de masses, comme de s’abstenir des jeux de couleurs qu’il aurait été si tentant d’exploiter. Dans le double dénouement meurtrier, celui de l’Astrologue par le tsar, puis de ce dernier par le Coq, on frôle un peu le grand-guignol : Dodon poursuit le magicien en brandissant une hache et revient couvert de sang, mais surtout l’instant d’après, lorsque le Coq lui perce le crâne conformément au livret, il est clairement montré qu’il lui avale le cerveau !  Et la fin réserve l’excellente touche d’humour noir avec l’Astrologue décapité qui revient en portant à la main sa tête que l‘on voit articuler très explicitement les paroles de l’épilogue qu’il chante, nouveau tour de force de doublage !

Au pupitre le chef italien Daniele Rustioni a fait montre d‘une parfaite maestria, en faisant ressortir toutes les subtilités mélodiques et ornementales de la partition enluminée de Rimski-Korsakov, et on pardonnera volontiers quelques petits canards aux instruments à vent. Le public lyonnais a salué avec une générosité justifiée cette réalisation mémorable à tous points de vue. Et j’ajouterai une mention spéciale pour la traduction rimée du livret par Fabrice Guibentif publiée dans le programme, pleine d’esprit et d’une proximité exceptionnelle par rapport à l’original russe.

Cette production sera redonnée prochainement au Festival d’Aix-en-Provence.

 

André Lischke

À lire : notre édition de Le Coq d'or / L'Avant-Scène Opéra n°211 


Photos Jean-Louis Fernandez.