Orphée, c’est la naissance de la poésie lyrique, la révolte de l’homme contre la finitude de sa destinée, l’irruption toujours possible du tragique dans le quotidien, l’une des catabases (descente aux Enfers) les plus célèbres de l’Antiquité, le triomphe possible de l’Amour sur la Mort : bref, c’est l’un des mythes fondateurs de notre civilisation, et il y a là de quoi impressionner n’importe quel metteur en scène.

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L'Orfeo à l'Opéra Comique
© Stefan Brion

La tendance actuelle, lorsqu’il s’agit de monter un opéra ancien, consiste soit à proposer une reconstitution historique du spectacle, soit à transposer l’œuvre dans le monde contemporain. On sait gré à Pauline Bayle d’emprunter une troisième voie, en proposant une mise en scène non ancrée dans un chronotope précis, ce qui devrait permettre, a priori, de souligner l’atemporalité du mythe. Mais il eût fallu, pour que le message soit véritablement porteur, proposer un spectacle plus fort sur les plans visuel et dramatique, qui souligne les articulations du drame, les forts contrastes entre les différentes scènes, les pics émotionnels que constituent l’annonce de la mort d’Eurydice, les suppliques désespérées d’Orphée ou l’apothéose finale. Or l’histoire qui nous est ici racontée, si elle se révèle souvent très touchante, n’atteint guère les dimensions du mythe terrible qui la sous-tend. Le côté glaçant – musicalement – de l’irruption de la Messagère ne trouve aucun équivalent visuel ; l’œil se lasse assez vite du plateau uniformément noir de l’acte des Enfers ; et un simple rectangle de couleur bleue vers lequel reculent Apollon et Orphée pour l’apothéose du cinquième acte, c’est bien peu… On se cantonne le plus souvent au domaine du joli et de l’agréable (le champ de fleurs du premier acte, la robe de mariée d’Eurydice tombant du ciel…), parfois de l’un peu moins joli (les vilaines silhouettes d’arbres à l’acte IV) – lorsqu’on devrait trembler et pleurer…

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L'Orfeo à l'Opéra Comique
© Stefan Brion

Vocalement, la soirée réserve des satisfactions diverses : l’Orfeo de Marc Mauillon est touchant, vocalement assuré, aussi à l’aise dans l’élégie que dans la plainte tragique. Peut-être doit-on regretter qu’il ne donne du personnage éponyme qu’une image finalement très (trop ?) humaine, en négligeant un peu sa dimension héroïque et mythique. Du reste de la distribution émergent très nettement le Charon et le Pluton de Salvo Vitale, au chant sobre et stylé porté par une voix d’airain, les personnages incarnés par Marianne Beate Kielland, dont la Proserpine, notamment, se révèle particulièrement émouvante, l’Apollon rayonnant de Furio Zanasi (lui-même Orfeo mémorable, y compris, déjà, sous la baguette de Jordi Savall en 2002 à Barcelone, le spectacle ayant fait l’objet d’un DVD chez Opus Arte) et le berger et l’Esprit de Victor Sordo Vicente, à la voix claire et bien projetée. Sara Mingardo reste émouvante en Messagère mais son émission vocale présente ce soir quelques irrégularités auxquelles elle ne nous a pas habitués : méforme passagère ? Luciana Mancini, enfin, fait preuve d’une belle présence vocale et scénique, même si l’on peut préférer, dans les rôles d’Eurydice et de la Musique, des timbres plus transparents et plus légers…

Restent Jordi Savall et ses musiciens, les instrumentistes du Concert des Nations (vifs, précis, colorés) et les choristes de la Capella Reial de Catalunya (constamment impliqués et superbes à la fois d’homogénéité et d’incisivité dans la déclamation) : ce sont eux qui, in fine, par de savants jeux de contrastes, d’ombres et de lumières, mais aussi une réelle capacité à dialoguer entre eux et avec le plateau, confèrent à la favola in musica de Monteverdi la pulsation dramatique, la puissance poétique et tragique que la mise en scène lui refuse trop souvent. 

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