Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
La Clemenza di Tito (1791)
Opera seria in due atti
Livret de Caterino Mazzolà d'après Pietro Metastasio
Créé à Prague (au Stavovské divadlo)  le 6 septembre 1791Version semi-scénique

Direction musicale : Gianluca Capuano

Tito Vespasiano : Charles Workman
Vitellia :  Anna Prohaska
Servilia : Mélissa Petit
Sesto : Cecilia Bartoli
Annio : Léa Desandre

Publio : Peter Kálmán
Bachchor Salzburg
Chef des chœurs : Gianluca Capuano
Les Musiciens du Prince-Monaco
Salzbourg, Haus für Mozart, Dimanche 22 mai 2021, 19h

La récente production Sellars-Currentzis de La Clemenza di Tito de Mozart au Festival d’été de Salzbourg (2017) a sans doute contraint à renoncer à une autre production cette année, en imposant le choix d’une version scénique pour Haendel et concertante (ou plutôt semi-scénique) pour Mozart. Mais le niveau musical de l’ensemble, la nouveauté des sons et des rythmes et la prise de rôle (scénique) de Cecilia Bartoli en Sesto (c’est étonnant, mais c’est le cas) ont donné à cette Clemenza un certain parfum de nouveauté qui a triomphé auprès du public ravi.
 

Le dispositif, orchestre et choeur, sur fond de décor romain

 
Avec la production légendaire des Hermann qu’on a vue à Bruxelles, Salzbourg et Paris, La Clemenza di Tito est assez fréquente dans les maisons d‘opéra. Ce n’est pas forcément le titre le plus populaire, mais on a vu depuis une quarantaine d’années de nombreuses productions, assez bonnes, citons pour mémoire celle de Ponnelle à Salzbourg avec Levine au pupitre en 1979, celle de Cesare e Daniele Levi, superbe, à Francfort à la fin des années 1980, citons à la Scala la production (moins bonne) de Pierre Romans avec Riccardo Muti au pupitre, et bien entendu celle de Currentzis et Peter Sellars à Salzbourg en 2017, qui a déchainé les foules.
L’œuvre se prête à la mise en scène, tant les questions qu’elle pose sont urgentes et fortes : celle du pouvoir et de sa solitude, celle de la trahison, celle de la clémence, comme arme politique. Très récemment, cette année, le Grand Théâtre de Genève a proposé une vision très radicale de Milo Rau qui mettait à bas toute la tradition illuministe de l’œuvre, dont nous avons rendu compte dans ce site.
Cette Clemenza di Tito est proposée en version, semi-scénique : les chanteurs chantent sans partition et sont en mouvement, tandis que défilent de grandes reproductions vidéo de décors romains d'opéra (Sanquirico notamment) légendaires. Il en résulte une ambiance qui donne à l’ensemble une certaine théâtralité, sans être évidemment une mise en scène, dans la mesure où de ce travail ne se dégage aucun discours sur l’œuvre même si les personnages sont en place et qu’il se passe vraiment quelque chose. C’est la magie de l’opéra qui parle directement à la sensibilité.
Désormaisles prestations des Musiciens du Prince avec Cecilia Bartoli sont accompagnées de projection vidéos : par exemple, pour son concert d’airs de Farinelli, une immense projection du San Carlo de Naples, temple de l’opéra au XVIIIe qui accentue le spectaculaire. Nous avons rendu compte de ce concert à Lucerne, mais aussi à Salzbourg l’été dernier, la magie opère toujours, Cecilia Bartoli excelle dans ces concerts-performance qui créent la folie dans le public.
Pour cette Clemenza di Tito, Cecilia Bartoli a réuni autour d’elle quelques protagonistes du Haendel de la veille (Charles Workman dans Titus, Melissa Petit dans Servilia), auxquels s’ajoutent Anna Prohaska dans Vitellia, Léa Desandre dans Annio et Peter Kálmán dans Publio tandis que les Musiciens du Prince-Monaco sont dirigés par Gianluca Capuano.
Même si ce n’est pas LA production de l’édition 2021, nous avons expliqué la probable raison dans l’introduction, c’est sans conteste une soirée à enjeu.
D’abord parce que si le public connaît mal Haendel, il connaît mieux La Clemenza di Tito : il a donc ses références et ses habitudes d’écoute, ensuite parce que c’est le premier Sesto scénique (ou semi-scénique) de Cecilia Bartoli . Elle en chante souvent les airs en concert, elle a enregistré le rôle chez DECCA avec Christopher Hogwood en 1995, il y a 26 ans, mais rien sur scène.
Le public salzbourgeois a peut-être en mémoire La Clemenza virevoltante et heurtée de Teodor Currentzis, avec son ensemble MusicAeterna, qu’on a vue aussi à Amsterdam (voir ci-dessous) et en version de concert à Genève. Il y a donc des confrontations possibles, des souvenirs vifs et c’est heureux : il n’est pas si fréquent de rencontrer à si peu de distance tant de versions diverses et musicalement aussi contrastées.
La Clemenza di Tito marque le retour de Mozart à la forme de l’Opera seria, qui en tant que telle vit ses derniers feux, surtout après l’irruption de Da Ponte qui annonce évidemment des formes lyriques plus libérées. Par ailleurs, si Currentzis et ici Capuano proposent une lecture très différente du chef d’œuvre de Mozart, on a dans l’oreille des versions plus monumentales comme celle de Muti à la Scala. C’est en effet une œuvre qui par son sujet appelle quelquefois la monumentalité et le solennel, qui la rend quelquefois un peu statufiée et pour tout dire quelquefois ennuyeuse. Mais Mozart écrit en quelque sorte ici « L’opera seria de l’avenir » au sens où l’on entend des formes du futur… On en vient même à faire de "l’opéra fiction" en se demandant comment Mozart aurait écrit s’il avait vécu, disons, jusqu’aux temps de Rossini… il est probable que les chemins de l’opéra auraient sans doute été sensiblement différents, y compris au niveau du belcanto.
La palette vocale offerte est singulière : deux sopranos, deux travestis (mezzo-sopranos) une basse et un ténor. La basse (Publio) garde un rôle vocal marginal, le ténor (Titus) est une voix large. Mozart écrit pour des voix de ténor à l’assise large, quand elles ont un rôle protagoniste : bien des Belmonte, bien des Titus, bien des Tamino sont arrivés à Lohengrin, voire à Tristan : Ben Heppner qui fut un très grand Titus fut aussi un très grand Tristan. Charles Workman, Titus ici, est aussi un beau Faust berliozien, qui n’est pas exactement un ténor léger.
Autre difficulté, Vitellia, une voix de soprano entre chien et loup, un lirico large, presque spinto, mais qui nécessite à la fois des agilités et une grande fluidité, des aigus faciles.  Et la variété des sopranos qui l’ont interprétée au disque en dit long sur la voix presque indéfinissable du rôle : Janet Baker, Lucia Popp, Carol Vaness, Julia Varady, Catherine Naglestad, avec des couleurs tantôt lyriques, tantôt dramatiques. Il faut les aigus, et une assise centrale forte., des agilités : tout et le contraire de tout
Les autres rôles présentent un peu moins de difficultés y compris Sesto, à l’origine un castrat, désormais mezzo-soprano travesti, comme Annio.
La réalisation semi-scénique de la soirée, avec les projections vidéo de décors historiques évoquant Rome, donne une théâtralité à l’ensemble avec des moments d’une grande émotion. Il n’est pas nécessaire à l’opéra qu’il y ait mise en scène pour qu’il y ait théâtre, c’est bien pourquoi certains luttent contre les mises en scène affirmant leur inutilité, mais la mise en scène élargit le propos et approfondit la vision de l’œuvre et tous ses possibles. Il reste que ce soir, cette Clemenza sans mise en scène avait quand même une sacrée gueule.
Peter Kálmán est un Publio noble, de belle tenue et affiche une sérénité de vieux soldat fidèle, le timbre est chaud, l’expression soignée, et la voix solidement plantée.
Léa Desandre (Annio), Gianluca Capuano (Dir.), Cecilia Bartoli (Sesto)

Léa Desandre (Annio) a remporté un très gros succès : depuis sa Despina de l’an dernier en particulier, elle est très aimée ici. Il y a chez Léa Desandre une science du chant telle qu’elle transcende le volume (la voix est petite) par un phrasé impeccable, une grande expressivité et un art dans la manière de poser et de projeter la voix qui font de ses prestations de très grands succès et de très grands moments. C’est la rançon de l’intelligence. Annio est un personnage important s’il est porté (c’était aussi le cas de Jeanine de Bique avec Currentzis) et ici il existe avec grande force et grande émotion sur la scène comme le montre son air du deuxième acte, tu fosti tradito…deh prendi consiglio déchirant et tellement incarné. Il est rare d’interpréter Annio avec cette force intérieure Un triomphe final vraiment mérité.
La Servilia de Melissa Petit très appliquée, très soucieuse de bien faire, reste un peu en retrait. Bien que la prestation soit sans reproche, avec un chant nuancé et frais, elle n’a pas encore la personnalité scénique qui lui permet d’exister totalement, face à des partenaires à la personnalité particulièrement forte.
 
Anna Prohaska (Vitellia) Gianluca Capuano (Dir.)

Anna Prohaska n’est pas une Vitellia, et elle le sait, parce qu’on entend un chant hésitant, tendu, aux aigus métalliques et proches du cri. Pourquoi aller se fourvoyer dans ce rôle redoutable alors qu’elle peut être merveilleuse dans d’autres rôles mozartiens à la mesure de sa voix ?
Elle est certes engagée, mais toujours sur le fil du rasoir et donc sans réussir à asseoir le personnage. Elle réussit un peu plus à émouvoir dans son rondò du deuxième acte, non più di fiori même si la montée à l’aigu n’est pas aisée et qu’il y a des problèmes de rythme, d’écarts, mais le dialogue avec le cor de basset reste un des moments bouleversants de la partition, avec un accompagnement d’orchestre ici exemplaire.
Cecilia Bartoli aborde Sesto pour la première fois avec une concentration peu commune, non seulement  diction et phrasé sont impeccables, mais aussi l’expression, la variété des couleurs, la manière de dessiner le personnage. Nous avons souligné à l’envi ses qualités scéniques, son incroyable présence, son charisme : tout est là, sans jamais abuser des maniérismes, avec un chant très attentif qui reste étonnamment naturel, vécu, incarné. Elle triomphe évidemment dans parto, parto, le morceau de bravoure, mais elle est toujours époustouflante aussi dans les moments plus intimistes, comme le rondò du deuxième acte, (deh, per questo istante solo) où elle montre une subtilité et une intensité peu commune, avec un orchestre qui l’accompagne dans les moindres nuances : du grand art.
Charles Workman (Titus) salue aux côtés de Anna Prohaska (Vitellia, à gche) et Melissa Petit (Servilia, à dte)

Enfin Charles Workman est un Titus qu’on sent déchiré, voire incrédule, qui jamais n’affirme son pouvoir, mais sans cesse, comme souvent dans le texte, il en appelle aux sentiments humains, comme dans sa grande scène du deuxième acte avec Sesto ou dans les longs récitatifs accompagnés où il marque ses doutes, ses hésitations : il reste toujours sur un ton presque désabusé, jamais affirmé avec une suavité dans la voix qui porte le personnage, par exemple dans son air de l’acte II aux redoutables vocalises Se all’impero amici Dei qui est en quelque sorte sa profession de foi (s’il faut à l’Empire un cœur sévère, ou bien vous m’ôtez l’Empire, ou bien vous changez mon cœur). Ce Titus ne semble jamais forcer, avec une fluidité rare qui suit le tempo très soutenu de l’orchestre. Il y a chez son Titus une douceur permanente, où ne perce jamais l’homme de pouvoir ou du moins l’homme d’autorité, même si la décision de clémence finale est une décision hautement politique d’abord, avant que d’être humaine ou sensible. Il est un Titus « au-delà » qui semble survoler un peu éberlué tout ce qui lui arrive dans une sorte de présence-absence que son chant traduit. Belle interprétation, assez rare sous ce rapport, à laquelle correspond un chant très maîtrisé techniquement, attentif et sensible.
Bachchor, Les Musiciens de Prince-Monaco, Gianluca Capuano (Dir)

Plus que dans une exécution scénique, une exécution concertante rend l’orchestre encore plus exposé. Ici, Capuano, qui a été un très bon chef de chœur, a pris aussi la direction du Bachchor de Salzbourg ce qui donne une grande homogénéité aux scènes d’ensemble, et notamment la dernière scène de l’acte II Che del ciel, che degli dei prise avec un tempo plus rapide que d’habitude, il est souvent en effet plus ralenti et plus scandé pour donner à l’entrée de l’Empereur devant le peuple une couleur solennelle et un peu plus lourde.
L’approche orchestrale de cette Clemenza di Tito donne à l’ensemble une couleur particulière, et pas seulement parce que le tempo est plus rapide qu’à l’accoutumé. Currentzis aussi avait des tempi plus rapide, plus heurtés, avec des ruptures de constructions et des anacoluthes mis il travaillait beaucoup sur l'effet produit. Ici il y a d’abord une cohérence forte entre les effets et le texte, que jamais on n'oublie au profit de l’effet produit. Ensuite, cette direction est particulièrement attentive aux couleurs, aux ambiances, insistant çà et là sur certains instruments, soutenant les voix, et surtout dessinant un univers. On le sent peut-être moins au premier acte, plus rapide, où il se passe plus de choses, plus vivant en quelque sorte.Le deuxième acte est au contraire plus intériorisé, et souvent pour le public moins théâtral parce que succession d’airs et de méditations. En réalité il n’y a plus d’action, chacun des personnages cherchant à gérer son destin ou plutôt chacun cherchant avec ses moyens à sauver Sesto.
Le défaut dramaturgique est en fait une succession d’explorations dans les âmes des personnages. L‘Orchestre dans tout l’acte II fait montre d’une absence totale de monotonie, attentif à chaque couleur, changeant selon les personnages, donnant une variété d’approches, de dynamiques jusque dans l’usage des silences. Avec des moments d’une rare intensité (ceux de Léa Desandre, de Bartoli, même de Prohaska et bien sûr de Workman) on entend un orchestre à la texture qui change, tantôt sec, tantôt charnu, tantôt transparent, avec des pianissimi étonnants, ou des ruptures brutales, et des soli instrumentaux exceptionnels : les bois sont sublimes, emportés par le hautbois de Pierluigi Fabretti ou le cor de basset de Francesco Spendolini. Et cette approche n’est pas gouvernée par l’effet produit, mais par la cohérence interne entre ce que dit des personnages le livret et ce qu’en dit la partition. Capuano est un révélateur  de la manière dont la partition traduit dans le détail l'évolution psychologique et sentimentale des personnages par des choix instrumentaux ou de couleur .
Il y a là comme un caléidoscope sur lequel d’auditeur se concentre et découvre un autre espace pour Mozart, d’autres possibles, qu’on n’avait pas perçus et qui rendent l’œuvre passionnante. Gianluca Capuano met en scène la partition, et on en découvre des abîmes nouveaux.
C’est donc un moment exceptionnel, parce que l’acte de faire de la musique ensemble est largement partagé entre les solistes et l’orchestre, parce que les voix instrumentales et celles des chanteurs se répondent et parce qu’ainsi on découvre, une épaisseur nouvelle, un plaisir nouveau. Il piacere, le plaisir, comme la veille pour Haendel.
Standing ovation à la fin, vous comprenez pourquoi.
 
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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