Mise en scène de Stanislas Nordey. Photo Elisa Haberer Opera national de Paris.

On ne s’empare pas d’une pièce fleuve pour en faire un opéra minute. Bien que copieusement – et adroitement, car la langue et le souffle de Claudel en sortent indemnes – distribués par Raphaëlle Fleury, les coups de ciseaux qui ont permis de ramener Le Soulier de satin à une pointure acceptable sur une scène d’opéra n’étaient pas destinés à assécher ce long fleuve dramaturgique. Les nombreux personnages virevoltent, le globe est parcouru dans toute sa largeur, la carte des contrées abordées par les conquistadors espagnols du xvie siècle coïncidant à peu de choses près avec celle des séjours du Claudel voyageur.

Cet opéra fleuve en quatre journées est avant tout un opéra flux, où circulent musique, drame et images. Adhérant au projet de l’écrivain d’un théâtre aux moyens rudimentaires, inventé dans le moment mais concentrant sur les acteurs sa force dramaturgique – on reconnaît là la fascination que commençaient alors à exercer en Occident les théâtres extrême-orientaux – la scénographie imaginée par Stanislas Nordey et Emmanuel Clolus s’appuie sur des éléments de décor légers et mobiles. Montés sur cadres, de forts agrandissements de détails de tableaux de la Renaissance italienne et espagnole glissent sur des roulettes, chargés côté face d’une valeur iconique et figurant côté pile des embarcations ou des attelages. Si la légèreté du dispositif répond à l’impératif de succession rapide des scènes, la fluidité résultante semble par moments trop systématique et il aurait sans doute été bénéfique au rythme de l’opéra que la profusion de situations scéniques suscite aussi des ruptures, voire des chocs.

Il faut dire que la musique de Marc-André Dalbavie tend elle aussi vers la fluidité, conséquence d’une écriture foncièrement harmonique où se manifeste fréquemment l’hédonisme de champs de résonance qui s’installent dans la durée et, grâce au remarquable talent d’orchestrateur du compositeur, s’inscrivent dans la profondeur d’un espace sonore véritablement tridimensionnel. Très polarisée, volontiers consonante et parfois porteuse d’échos de l’esthétique spectrale, cette harmonie semble le plus souvent engendrer la mélodie, qui en est l’émanation. Ceci requiert un temps long et une certaine retenue rythmique, qui n’exclut bien sûr ni les crêtes énergétiques, ni les passages rythmiques plus durables, ni les idiomatiques figures giratoires en ostinatos rapides. Dalbavie ne s’est pas interdit le figuralisme, et le désir comme la folie se signalent volontiers par un accord strident, tandis que le ciel s’envole évidemment vers l’aigu. Le vocabulaire employé ici rappelle directement celui des œuvres orchestrales – Color, Ciaccona, Palimpseste et bien d’autres – et son association à la voix descend des Sonnets de Louise Labé. Chaînes évolutives d’intervalles, jeu sur les cordes à vide, diatonisme, modalité composite alimentent des lignes mélodiques qui s’aventurent plus rarement – aux voix seulement – vers une atonalité libre où l’on perd momentanément la sensation de la ligne au profit d’un geste générique. Si les premières minutes de la première intervention chantée évoquent immédiatement le modèle vocal debussyste, l’impression de dissipe assez vite. Dalbavie n’obéit manifestement à aucun dogme en matière de prosodie, et opte pour une élocution naturelle qui, à la faveur d’un paradoxe pas si rare dans l’opéra français récent, peut par moments sembler artificielle.

Sommet émotionnel et expressif de l’opéra, le duo qui réunit enfin Rodrigue et Doña Prouhèze repose, à son acmé, sur l’alternance de deux accords, procédé qui n’est pas sans évoquer certaines scènes des opéras de John Adams. Une telle économie de moyens fonctionne fort bien et est assez représentative de l’alternance qui rythme l’opéra entre stase – pas loin ici de l’extase, bridée cependant par un soupçon de contrition – et séquences plus directionnelles, puisque cette apothéose expressive est interrompue par l’autorité d’un mouvement orchestral descendant où l’on reconnait une configuration mélodique que Messiaen avait classifiée comme deuxième de ses « modes à transposition limitée ».

Sur scène, la luxuriance vocale domine, et les principaux chanteurs livrent une performance remarquable. Bien que très sollicitée, la mezzo-soprano Eve-Maud Hubeaux conserve au fil des heures la même énergie vocale, la même clarté d’émission et un immarcescible aplomb scénique. Gratifié d’un rôle plus éprouvant encore, le baryton Luca Pisaroni donne sans retenue en ce soir de dernière et sa projection rayonnante ne perd qu’au cours de la quatrième journée un peu de son aura, ce que l’on peut parfaitement imputer à l’évolution psychologique d’un Rodrigue apaisé mais aussi brisé par ses combats comme par son amour impossible. Inversement, le contre-ténor Max Emanuel Cenčić, relativement discret en tant que Saint Jacques, s’épanouit avec l’aura que lui confère son rôle d’ange gardien. Déclinant cinq rôles, le baryton-basse Marc Labonnette s’en donne à cœur joie pour personnaliser chacun, surtout les deux plus développés. Jean-Sébastien Bou campe un Don Camille incisif et en tant que Doña Musique, Vannina Santoni apporte avec ses vocalises une souplesse et une douceur appréciables. Stipulée dans la commande de Stéphane Lissner, la porosité entre le monde du théâtre et celui de l’opéra nous vaut plusieurs rôles entièrement parlés. Assumant une fonction de didascalies vivantes, les acteurs Yann-Joël Collin et Cyril Bothorel se complètent à merveille pour souligner, au-delà de la touche buffa de l’ouvrage, la mise en abîme dramaturgique.

En fosse, le compositeur opte pour une direction aussi sobre qu’efficace et se fait interface, très précisément ajustée mais jamais rigide, avec la scène. En dépit d’un tropisme passablement debussyste lorsqu’il s’agit d’évoquer l’élément marin, la belle matière orchestrale est très fortement idiomatique du compositeur et reste toujours organique. Dalbavie use avec parcimonie de la citation, et bien que soucieux d’intégrer à l’orchestre des instruments évocateurs de destinations lointaines – certains, placés dans les loges latérales, ouvrent davantage encore un espace acoustique déjà vaste –, évite autant le pastiche que la couleur locale. Particulièrement bien placé pour équilibrer les plans exactement comme il l’entend, il se fait le garant d’un univers acoustique d’une grande finesse.

On peut reprocher à ce Soulier de satin une durée excessive, à laquelle contribue une quatrième journée apparaissant comme un long épilogue plus que comme un acte vraiment nécessaire. On peut regretter une musique qui paraît parfois trop neutre, offrant à la dramaturgie un environnement plus qu’un moteur. Bien qu’il ménage, notamment dans la scène vidéo de la lune, des moments d’une grande beauté, on peut éventuellement ressentir le minimalisme du décor comme un expédient. Cet opéra reste cependant un louable et beau défi, ne serait-ce que par son audace à s’inscrire avec un certain succès, à rebours d’une époque où prévalent le temps bref et le butinage, dans une durée qui engage le public. Gageons que la réouverture d’une maison d’opéra sous ces auspices présage de nouveaux défis en matière de création lyrique.

Pierre Rigaudière


Max Emanuel Cenčić (Saint Jacques), Eve-Maud Hubeaux. Photo Elisa Haberer Opera national de Paris.