Un Lac d’argent déjanté à l’Opéra Ballet de Flandre

Xl_der_silbersee_-_daniel_arnaldos_-_benny_claessens__opera_ballet_vlaanderen_-_annemie_augustijns___2_ © Annemie Augustijns

 


Der Silbersee, Opera Ballet Vlaanderen ; © Annemie Augustijns

Si nous connaissons la collaboration de Kurt Weill avec Bertolt Brecht, celle avec Georg Kaiser n’en est pas moins notable. Dans Le Lac d’argent – leur quatrième travail commun –, la composition s’est « simplement » rattachée au texte de la pièce (existante) du dramaturge, n’appelant que très peu de modifications littéraires. Le métissage du langage parlé (très présent), de l’expression chantée et de la musique de scène ne s’apparente ni à de l’opéra, ni à du théâtre pur, ce qui la rend relativement complexe à monter. Le 18 février 1933 à la création simultanée à Leipzig, Erford et Magdebourg, cette expérimentation dégénérée n’a évidemment pas vraiment plu aux national-socialistes, qui avaient Weill dans le collimateur depuis un certain temps. L’actualité politique mettait les nazis dans une position écrasante, Hitler ayant été nommé chancelier dix-neuf jours plus tôt. L’œuvre sera rapidement interdite sans ménagement pour « haine de classe » et « propagande bolchévique anti-allemande », les décors seront incendiés en place publique, et Kaiser se fera remercier de l’Académie prussienne des arts. Weill a eu la « chance » de gagner la France le 18 mars, et Kaiser de s’exiler en Suisse en 1938, mais le chef d’orchestre de la première production a dû se tourner vers le suicide avec son épouse à Ostende en 1940, après une cavale qui ne pouvait plus durer dans une Belgique déjà envahie.

Opera Ballet Vlaanderen met donc les pieds dans le plat pour lancer sa saison, avec une réécriture « qui passe ou qui casse ». Nous avons pour notre part vraiment savouré cet équilibre kamikaze entre sujet grave et franche poilade, avec toute la difficile distanciation qui en émane. L’argument décrit le parcours de Severin, leader des laissés pour compte – habitant le fameux lac d’argent – qui se fait blesser à la jambe par l’arme d’un policier (Olim) après avoir volé un ananas. Olim gagne soudainement le jackpot à la loterie, et décide de recueillir Severin dans le château qu’il vient d’acquérir pour se racheter. Frau von Luber, la bonne, fomente un plan pour prendre possession de la propriété, alors que Severin souhaite découvrir l’identité de celui qui l’a violenté. Après que la vérité a éclaté et que le putsch a pris forme, Severin et Olim, qui se sont rapprochés d’amitié, se dirigent vers le lac d’argent pour s’y noyer. Surprise, ce dernier s’est transformé en glace…


Der Silbersee, Opera Ballet Vlaanderen ; © Annemie Augustijns

Ersan Mondtag, à qui nous devons la fabuleuse production du Forgeron de Gand juste avant le confinement, transpose l’action en 2033, soit cent ans après la création, dans un contexte où les partis extrémistes sont aux portes du pouvoir. Une équipe répète pour Silbersee 33, version contemporaine de Der Silbersee, mais les choix artistiques doivent changer régulièrement afin d’éviter la censure. Le public de 2021 voit donc la version de 1933, avec des ajouts de dialogues (en anglais et parfois en flamand) aux lignes originelles (en allemand), pour commenter le travail de création ou simplement étoffer le livret. Les inspirations divaguent d’un monde aux êtres génétiquement modifiés et du conflit israélo-palestinien jusqu’au témoignage biblique et à l’opéra chinois, pour finir en latex Teletubbies ou BDSM. L’imparable force de cet angle scénique est de ne jamais se prendre au sérieux, d’ouvrir de nombreuses portes pour les laisser en plan ensuite, de puiser dans son outrance plutôt que dans le message. Le metteur en scène et scénographe est conscient que le sous-texte politique passe au second plan, mais à quoi bon rabâcher un thème qui inonde déjà le monde du théâtre subventionné ? Sa déconnade et son mauvais goût assumés dans une orgie de décors et de costumes (Josa Marx) n’ont pas d’esprit, et c’est bien la raison pour laquelle nous l’en remercions ! Les idées se transmettent dans un pur plaisir des yeux et des oreilles. Le spectateur n’a qu’à se débrouiller pour faire son marché dans ce qui lui plaît le plus. Comme dans un monde ubérisé, chacun est « libre » d’être son propre patron et de prendre ses propres décisions. Être acteur de l’art que nous vivons malgré nous – encore une fois le théâtre dans le théâtre –, n’est-ce pas là la meilleure illustration des propos de Kaiser qui puisse nous parvenir ?


Der Silbersee, Opera Ballet Vlaanderen ; © Annemie Augustijns

Dans la fosse, Karel Deseure se fait passeur musical bien réglé en résonance à celui d’une société irréversible, mais aussi d’un perturbateur de premier ordre, atteignant toujours le tempo idéal en injectant un côté poil à gratter jubilatoire aux instrumentistes de l’Orchestre symphonique d'Opera Ballet Vlaanderen, qui s’acquittent de la tâche avec tout le bagout requis. L’amplification pèchera cependant régulièrement par des couacs de micros. Le plateau nous immerge de théâtre ; l’hilarant abattage de drama queen de Benny Claessens (Olim et le metteur en scène de 2033), l’hyperactivité de Marjan De Schutter et le métier d’Elsie de Brauw y participent grandement. Vocalement, James Kryshak, frais et florissant, élucubre sur le profit dans un tango « chaud chaud chaud » ; le fondant noisetté de Hanne Roos lui inspire des lignes maîtrisées ; le Severin épanoui et onctueux de Daniel Arnaldos projette ses envies d’ailleurs ; les excellents Chœurs d’Opera Ballet Vlaanderen, depuis les coulisses, confirment l’élan général.

Les spectateurs français pourront patienter que la production soit programmée à l’Opéra national de Lorraine (coproducteur du spectacle), pour se forger leur propre opinion sur cette proposition queer et survoltée qui ne supporte pas l’ennui.

Thibault Vicq
(Gand, 18 septembre 2021)

Le Lac d’argent (Der Silbersee), de Kurt Weill et Georg Kaiser, à Opera Ballet Vlaanderen (Gand, puis Anvers) jusqu’au 16 octobre 2021

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