A Rouen, les divagations spatio-temporelles du Trouvère de Verdi

- Publié le 27 septembre 2021 à 12:18
Le duo de metteurs en scène Clarac-Deloeil > Le Lab signe un spectacle fort peu digeste, que rattrapent la direction musicale de Pierre Bleuse et une distribution où brille l'Azucena de Sylvie Brunet-Grupposo.
Le Trouvère.

Si le livret du Trouvère passe pour être un des plus rocambolesques de tout le répertoire, pas sûr que la relecture imposée par le duo de metteurs en scène Clarac-Deloeil > Le Lab soit de nature à éclairer les lanternes. Nous ne sommes plus au Moyen-Age espagnol, mais à Rouen, en 2050, comme le suggèrent plusieurs vidéos tournées dans les rues de la ville. Désormais hacker, Manrico s’oppose au pouvoir totalitaire et machiste du Comte de Luna, qui règne sur un data center high tech et hyper-sécurisé dans lequel est stockée et contrôlée la mémoire des femmes – mais où vont-ils chercher tout ça ?

Hélas ! la substitution d’une esthétique (l’anticipation à la sauce Netflix) à une autre (le gothique flamboyant) ne masque ni la vanité du propos ni les faiblesses d’un art du mouvement assez sommaire – ce que soulignent en particulier les scènes de foule. Quelques « idées » (le suicide par pendaison de Ferrando dans la prison du Trouvère, l’agonie de Luna sur un lit d’hôpital pendant l’ultime tableau) ouvrent des abîmes dont on peine à déterminer s’ils sont de perplexité ou d’hilarité. Plusieurs scènes de maltraitance féminine, censées dénoncer la soi-disant misogynie de l’ouvrage, ajoutent enfin un soupçon de pensée woke à ce plat décidément fort peu digeste.

Sylvie Brunet-Grupposo au sommet

Le Trouvère, affirmait Toscanini, nécessite de réunir les quatre plus grands chanteurs du monde. Si la distribution rouennaise ne saurait répondre à cette exigence, reconnaissons qu’elle brille par son homogénéité, agrégeant découvertes et confirmations. Parmi ces dernières, Sylvie Brunet-Grupposo se hisse sur la plus haute marche : consumée corps et âme, l’artiste réédite le miracle de son Azucena déjà légendaire, sculptant des visions chamaniques dans le métal d’un mezzo qui regorge de saveurs et d’affects – à genoux !

Au côté de cet astre, le Luna de Lionel Lhote, malgré un volume un rien modeste, montre toutes les qualités attendues d’un baryton Verdi : phrasés caressants, registre supérieur insolent, séduction naturelle du timbre. Jennifer Rowley serait-elle surdimensionnée pour Leonora ? Ce soprano riche en décibels donne de la voix au détriment de la nuance, avec une fâcheuse tendance à crier ses aigus. Très à l’aise dans les moments héroïques (« Di quella pira ») le Manrico d’Ivan Gyngazov ne manque ni d’éclat ni de vaillance, mais devra polir un chant un peu avare en demi-teintes et en délicatesses. Révélation enfin avec le Ferrando de Grigory Shkarupa, belle voix de basse qui allie charisme et sens du récit.

Orchestre et chœur de l’Opéra de Rouen Normandie (auxquels se joignent les voix d’Accentus) se surpassent, sous la direction d’un Pierre Bleuse attentif à dégraisser la trame, à imprimer au discours une fluidité qui épouse les péripéties du drame. Par ses subtilités et sa vivacité, cette baguette fait battre à chaque instant le pouls du théâtre, avec bien plus d’ardeur en tout cas qu’un spectacle dont les divagations seront vite oubliées.

Le Trouvère de Verdi. Rouen, Opéra, le 26 septembre.

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