Oscar Straus (1870–1954)
Eine Frau, die weiß, was sie will (1932)
Comédie musicale en deux actes
Livret d'Alfred Grünwald d'après Mademoiselle ma mère (1920) de Louis Verneuil

Direction musicale : Adam Benzwi
Mise en scène : Barrie Kosky
Adaptation musicale et scénique : Adam Benzwi, Pavel B. Jiracek, Barrie Kosky
Costumes : Katrin Kath
Dramaturgie : Pavel B. Jiracek
Lumières : Diego Leetz
Manon Cavallini
Raoul Séverac
Léon Paillard
Lessac
Le garçon du restaurant Larue
Fefé.….….….….….….….….….….….….…Dagmar Manzel
Lucy Paillard
Fernand Maupreux
Trémoularde
Marcel Trapu
Oberst Lanva
Graf Bernheim
Maestro Duval
Directeur de Banque Bernard
Directeur de Théâtre Dubois
Babette
Jean
Régisseur.….….….….….….….….….….…..Max Hopp
Orchester der Komischen Oper Berlin.
Berlin, Komische Oper, 25 septembre 2021, 19h30

C’est l’année où ne rien manquer à la Komische Oper de Berlin. C’est en effet la dernière année de Barrie Kosky comme Intendant, c’est la dernière année avant des travaux de rénovation technique qui vont durer quelque temps, et donc tous les spectacles qui ont fait la réussite de ce théâtre sont peu ou prou repris. Comme il y a peu de ratés, vous feriez bien d’organiser vos voyages à Berlin…
Eine Frau die wiess was sie will l’opérette d’Oscar Straus triomphe depuis 2015 de manière ininterrompue dans l’adaptation très « cabaret » qu’en ont fait Kosky et ses acolytes, avec la complicité des deux artistes exceptionnels que sont Max Hopp et Dagmar Manzel, rois du genre, qui enfilent une vingtaine de rôles en un rythme endiablé et dans un délire permanent. Le résultat évidemment est un incroyable triomphe à chaque représentation.

 

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Il est toujours désolant de voir la manière dont l’opérette est traitée en France, où à part Offenbach (souvent grâce à Laurent Pelly), et quelques Léhar, il n’y a plus de productions intéressantes. Pourtant, et ce dont nous allons référer n’échappe pas à la règle, les opérettes berlinoises des années 1920 se passent souvent à Paris, ou sont issues de pièces françaises de la fin du XIXe ou du début du XXe mais en France, l'opérette est considérée comme un genre vieillot et pas assez chic sans doute.
Pourtant, celui qui écrit a eu la révélation de la musique scénique à 8 ans, au Châtelet, avec « L’Auberge du Cheval Blanc », preuve que de Ralph Benatzky on peut arriver à Richard Wagner. Bien sûr, la comédie musicale et le Musical à l’américaine arrivent périodiquement sur nos scènes, mais la légèreté, la paillardise, la satire politique que porte l’opérette ont disparu de nos théâtres. Imagine-t-on quelle satire on pourrait tirer du spectacle politique français actuel avec un Offenbach bien adapté ?
C’est pourquoi l’entreprise de Barrie Kosky à Berlin est passionnante pour qui s’intéresse non seulement à ce répertoire, mais à l’histoire des genres musicaux. Et l’entreprise est très sérieuse. Barrie Kosky a voulu reproposer des grands succès des années 1920 du Metropol Theater (ancien nom de la Komische Oper) et aussi de l’égérie du genre Fritzi Massary simplement parce que ces succès immenses et répétés furent interrompus par les nazis, parce que la plupart des compositeurs, Paul Abraham, Oscar Straus, et Massary elle-même étaient d’origine juive. À l’instar des compositeurs de la musique "dégénérée" (Korngold, Schreker et autres Kurt Weill), leur gloire européenne s’est brusquement interrompue, sans retour. La deuxième guerre mondiale a tué les œuvres qui avaient eu un succès considérable, et qui après-guerre sont tombées dans les oubliettes de l’histoire. On retrouve actuellement Schreker ou Korngold à l’opéra aujourd’hui à peu près un siècle (!) après, mais du côté du répertoire léger, c’est plus difficile. Surtout un répertoire aussi typé que l'opérette berlinoise.
Or Barrie Kosky, australien, juif, fabuleux homme de théâtre, s’est attaché à faire revivre le répertoire berlinois des années 1920, qui s’arrête en 1932 (et pour cause) qui avait fait de Berlin une des capitales de la légèreté et du cabaret. Que Berlin aujourd’hui malgré les tragédies et les blessures retourne à sa nature de ville ouverte, large d’esprit, créatrice, vive, cool, et qu'elle ne soit pas la ville prussienne qu’on imagine quelquefois montre simplement que « chassez le naturel il revient au galop ».

Dagmar Manzel (Léon Paillard, le père) et Mac Hopp (Lucy)

Et ainsi la Komische Oper depuis une dizaine d'années est allée de succès en succès, avec des ingrédients bien précis : d’abord les mises en scène désopilantes de Barrie Kosky dont nous avons souvent rendu compte dans ce site,  qui sont des chef d’œuvres du genre, à chaque fois différentes, et à chaque fois déchaînant les salles qui hurlent leur joie. Mais ce répertoire exige aussi des artistes exceptionnels, qui puissent jouer, chanter, danser, des artistes polymorphes qui manquent cruellement en France, mais qui restent rares même en Allemagne où pourtant les chanteurs d’opéra n’hésitent pas à chanter l’opérette.
Et Kosky a trouvé en Dagmar Manzel et Max Hopp ces personnalités d’exception.
Tous deux sont nés et formés à l’Est, qui est aussi le « pays d’origine » de la Komische Oper de Walter Felsenstein, de Harry Kupfer et aujourd’hui de Barrie Kosky. Tous deux acteurs de théâtre (ils ont notamment joué lui avec Marthaler ou Bieito, elle avec Thomas Langhoff ou Heiner Müller, et tous deux avec Castorf), mais qui se frottent au cinéma, à la TV, et évidemment à l’opérette. Ils sont devenus le couple star de la Komische Oper.
Il faut les avoir vus sur scène, lui dans Orphée aux Enfers d’Offenbach à Salzbourg, elle dans Die Perlen der Cleopatra d’Oscar Straus à Berlin pour comprendre qu’ils sont tous deux totalement bluffants,  ahurissants de drôlerie, et qu’ils savent emporter les salles dans des délires inimaginables.

Les mêmes

Et Barrie Kosky les réunit en 2015 dans cette opérette d’Oscar Straus Eine Frau, die weiss was sie will crée le 1er septembre  1932 au Metropol Theater, avec Fritzi Massary, quelques mois avant la chape de plomb nazie, derniers éclats de culture et de civilisation. Il les réunit dans une entreprise singulière, une adaptation de cette « Musikalische Komödie » (comédie musicale) comme l’appelait Straus lui-même, préférant l’appeler ainsi plutôt qu’opérette, même si la pièce est mise en scène à l'origine de manière opulente, avec des lieux différents et de très nombreux rôles.

Kosky part donc de cette appellation "Musikalische Komödie" pour remarquer que malgré l’intrigue mince et boulevardière (une pièce de Louis Verneuil de 1923, Fauteuil 47), c’est à l’esprit de cabaret, typique de Berlin, qu’elle fait plutôt penser. Il va donc se lancer dans une adaptation de l’œuvre dans l’esprit d’un cabaret transformiste, et l’intrigue mince et sans grand intérêt devient un festival étourdissant d’une heure trente de défilé d’une vingtaine de personnages joués par ces deux acteurs fabuleux, Dagmar Manzel et Max Hopp, sans décor sinon un pan de mur de la couleur de la Komische Oper, deux appliques qu’on voit aussi dans la salle, et une porte. Autrement dit, tout est dans les acteurs, et rien dans le reste. On en sort épuisé de rire.
Je voudrais ici rendre hommage à ce théâtre unique en Europe, où un samedi de septembre on s’épuise à rire dans une comédie musicale d’Oscar Straus, et où le lendemain le même orchestre et la même troupe jouent l’Œdipe de George Enescu avec un accueil tout aussi triomphal du public. Hommage parce que peu de productions sont des échecs, tout au plus quelques rares demi-échecs. Je voudrais rendre hommage à cette troupe, jeune, vaillante, et à tout le personnel, souriant, disponible. Un théâtre où l’on est accueilli, où l’on est bien, et un théâtre d’une incroyable qualité.

Dagmar Manzel (en Raoul Séverac) et Max Hopp

Que nous raconte Eine Frau, die weiss was sie will (appelée aussi Manon)? Une chanteuse Manon Cavallini (Dagmar Manzel) est une femme libre, qui sait ce qu’elle veut, typique de ces femmes libérées que l’opérette berlinoise des années 1920, elle accumule les conquêtes, et les hommes de tous types se précipitent aux portes de sa loge. Mais voilà, elle a eu une fille élevée loin d’elle, Lucy (Max Hopp) qui est amoureuse folle d’un des prétendants de maman : la fille va donc crânement affronter la diva (sans savoir qu’elle est sa mère) en lui disant en quelque sorte « laissez-le moi ». Manon (Dzgmar Manzel) va laisser la place et faire en sorte que cet amoureux, Raoul Séverac (joué par Dagmar Manzel aussi) épouse sa fille Lucy (Max Hopp).
Fille et mère savent ce qu’elles veulent, et finalement tout est bien qui finit bien.

Dans la distribution des rôles, tout comme Dagmar Manzel, Max Hopp joue aussi bien les femmes que les hommes, jusqu’à jouer en même temps dans la même scène un personnage et l’autre, moitié homme (le tennisman Fernand Maupreux) et en se retournant, il devient Lucy, avec un étourdissant dialogue, dans une scène de soi à soi où tout est clair et où tout en même temps se mélange. Car jamais on ne perd le fil de l’intrigue, jamais la tension comique ne baisse de régime, ils sont tour à tour vieillards, bonne, directeur de théâtre, garçon de café. Dagmar est Manon, mais outre à jouer Séverac, que Lucy aime, elle est aussi Léon Paillard le père de Lucy, mais c’est Max Hopp qui joue le plus de personnages. En bref, c’est un festival de chansons (comme celle dédiée à Ninon de Lenclos, un must) entrecoupées de transformations rapides nécessitant une assistance nombreuse derrière le rideau, au point que les techniciens viennent saluer à la fin sous les vivats du public.

Dagmar Manzel (En Manon Cavallini) avec un de ses prétendants (Max Hopp)

Bien sûr c’est aussi une satire de la bourgeoisie mondaine du temps, mais une sacrée affirmation de la liberté féminine et de son autonomie, dans une joie communicative aussi créée par la musique.
Parce que sans la musique et l’orchestre, sans Adam Benzwi, le compère de Barrie Kosky qui a accompagné toutes les recréations de ces œuvres, l’opération n’eût sans doute pas aussi bien réussi. Adam Benzwi, c’est celui qui revoie les partitions, coupe là où il faut, réorchestre si c’est nécessaire, dans la tradition de ce genre si adaptable qu’est l’opérette.
Il est le magicien musical de l’opération : pianiste américain, venu de Californie à Berlin à 19 ans, en 1984 et depuis aussi bien pianiste accompagnateur pour tout le répertoire brechtien mais aussi chef d’orchestre notamment de Cabaret, le plus grand succès du Musical à Berlin, dirigeant à l'Admiral Palast comme à la Komische Oper, Benzwi est indissociable de l’opération renaissance du répertoire berlinois, dont il est sans doute le meilleur connaisseur aujourd’hui. Il emporte l’orchestre, dirigeant de son piano (il y a deux pianos dans la fosse), en un tourbillon exceptionnel. Sans sa verve, sans son sens du rythme, sans sa bonne humeur, sans sa respiration qui fait aussi respirer la scène, et emporte le public, la couleur de ces productions ne serait pas la même.
Alors quand on sort de là, on entend le public (très varié, des jeunes très nombreux, des quadras, des vieux) de tous côtés chanter les airs qui trottent longtemps dans la tête, on est heureux, joyeux, et on se dit que ce théâtre-là est irremplaçable, car ce triomphe (hurlements, rappels infinis) se poursuit depuis la création de cette production en 2015, avec les mêmes, car ce soir était une soirée de « répertoire », et celui-qui écrit n’a qu’une seule envie, d’y retourner, parce que de tels spectacles sont uniques et qu’en France on n’en voit pas. Alors si vous allez à Berlin, n'oubliez pas de faire un tour à Behrensstr. 55, rentrez, il y a toujours du monde.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour
    J'apprécie beaucoup vos articles et celui ci m'a particulièrement amusé. Moi aussi, j'ai eu ma première révélation operatique avec l'auberge du cheval blanc, au chatelet…
    Et moi aussi je suis wagnerienne
    Au plaisir de vous lire
    Cordialement
    Marie helene de Brionne

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