Idoménée

Tragédie lyrique d’André Campra (1660–1744) d'après un livret Antoine Danchet (Version de 1731)

Direction musicale : Emmanuelle Haïm
Mise en scène : Àlex Ollé / La Fura dels Baus

Scénographie : Alfons Flores
Costumes : Lluc Castells
Lumières : Urs Schönebaum
Vidéo : Emmanuel Carlier
Chorégraphie : Martin Harriague
Collaboratrice à la mise en scène : Susana Gómez
Assistant à la direction musicale et chef de chœur : Denis Comtet
Assistante à la scénographie : Sarah Bernardy
Assistant costumes : José Novoa
Chefs de chant : Élisabeth Geiger, Benoît Hartoin

Idoménée : Tassis Christoyannis
Idamante : Samuel Boden
Électre : Hélène Carpentier
Ilione : Chiara Skerath
Vénus : Eva Zaïcik
Arcas : Enguerrand de Hys
Éole / Neptune : Yoann Dubruque
La Jalousie / Némésis : Victor Sicard
Arbas / Protée : Frédéric Caton

Compagnie Dantzaz :

Sayoa Belarra, Pauline Bonnat, Alicia Cayrou, Valerio Di Giovanni, Aitor Jiménez, Araitz Lasa, Xián Martínez, Marina Scotto, Diego Urdangarin, Rafke Van Houplines

Coproduction Staatsoper unter den Linden, Berlin

24 septembre 2021 à l'Opéra de Lille, 20h

Avec ce rare Idoménée de Campra s'ouvre la nouvelle saison de l'Opéra de Lille, après plus d'un an de perturbations qui ont contraint à annuler ou adapter des spectacles comme la Tosca d'Olivier Fredj et le Pelléas de Daniel Jeanneteau dont nous avons rendu compte dans ces colonnes. L'automne dernier, c'est sous une forme adaptée et réduite que ce spectacle avait été donné sous la forme d'un Retour d’Idoménée d’après Campra, condensant l'action autour de la rivalité du père et du fils. L'œuvre revient aujourd'hui dans une distribution enfin complète, dans la mise en scène d'Alex Ollé, les vidéos d'Emmanuel Carlier et l'intervention de la compagnie de danse Dantzaz. Le plateau brille de mille feux, autour du rôle-titre de Tassis Christoyannis et l'Idamante de Samuel Boden. Chez les femmes, Chiara Skerath et Eva Zaïcik emportent la palme, sublimées par le geste vif et élégant d'Emmanuelle Haïm à la tête de son excellent Concert d'Astrée.

Tassis Christoyannis (Idoménée)

L'histoire de la musique a retenu du récit d'Idoménée l'adaptation qu'en a faite Mozart d'après le livret de Giambattista Varesco. La tragédie du roi de Crête repose sur cet épisode où, pris dans une tempête au retour de la Guerre de Troie, il promet à Poséidon d'immoler le premier être vivant qu'il rencontrerait au moment de toucher la terre ferme. Le drame se noue lorsqu'il aperçoit son propre fils, partagé en le bonheur de le revoir et la douleur de devoir le perdre. Cette trame avait déjà soixante et dix ans avant, retenu l'attention d'André Campra et son librettiste Antoine Danchet. Dans la plus pure tradition de la tragédie lyrique française, l'œuvre mêle le tourment intérieur des personnages avec les éléments naturels dans lesquels s'inscrit le drame. Le décor sert de miroir mobile qui reflète et dialogue avec les sentiments des protagonistes. C'est sur ce point précis que joue la mise en scène d'Alex Ollé, avec l'aide judicieuse des vidéos d'Emmanuel Carlier qui forment en arrière-plan tout un monde fascinant de géométries et de textures.

Ilione est cette princesse troyenne, retenue prisonnière et dont Idamante, le fils d'Idoménée finit par s'éprendre – provoquant la fureur d'Electre à qui il était promis. Le rideau se lève sur Ilione, prisonnière sur un grand lit à baldaquin retenu par des cordes aux quatre pieds, au bout desquels le chœur des Vents qui supplient Eole de les libérer. Ce symbole d'un amour-prison se combine à l'idée d'une volonté et d'une impossibilité de fuir tandis qu'une furie sonore joue en contrepoint avec un décor-vidéo mobile, qui glisse et s'entrecroise, figurant le plafond et les murs d'un palais baroque. Àlex Ollé joue avec la présence d'un cataclysme naturel, combiné aux tourments des personnages. Le décor est à la fois le palais crétois qui entoure Ilione prisonnière et le souvenir de la destruction de Troie.

Il n'y a ici ni vainqueurs ni vaincus, à l'imitation d'Idamante libérant les Troyens et déclarant la réconciliation générale. Seuls les dieux entretiennent véritablement la discorde et les dangers, avec l'intervention successive de Vénus, Éole, Neptune et Némésis. Les humains sont les protagonistes et les objets d'un authentique cauchemar – traumatique pour ceux qui, comme Ilione et Idoménée ont vu de leur yeux la destruction de Troie – ou bien purement psychologique pour ceux qui subissent les conséquences du retour des héros de la guerre comme Idamante et Électre. En choisissant de ne pas identifier véritablement les lieux précis où se déroule l'action, Àlex Ollé fait le choix de donner au spectateur le sentiment d'un immense ballet scénographique où se mêlent une foule d'effets sans représentation réaliste. La tempête passe en un tourbillon d'images et de couleurs sombres qui précipitent les corps les uns sur les autres (sans doute la plus belle scène de la production, magnifiquement éclairée par Urs Schönebaum), tandis que le monstre marin censé engloutir Idoménée et contre lequel combat Idamante, est réduit à un effet sonore et visuel des plus abstraits.

Chiara Skerath (Ilione)

La chorégraphie de Martin Harriague et les costumes de Lluc Castells mettent en valeur des éléments de symétrie, tant par les mouvements d'ensemble que par le jeu de dédoublement des personnages (Vénus et la Jalousie, puis Vénus et Electre, Idoménée et Idamante, Idoménée et Arcas etc.). On flirte souvent avec les univers de comédie musicale façon Barrie Kosky pour les danseurs de la Compagnie Dantzaz et les stéréotypes à la Robert Carsen (uniformes du père et du fils, le peuple crétois grimé en mondains de fashion week). À cette confusion des corps et des âmes se mêle l'idée que l'amour est cet élément qui court d'un personnage à l'autre. Matière vif-argent et thème baroque par excellence, le sentiment amoureux attire et repousse à la fois : Ilione est au cœur d'un triangle amoureux à l'équilibre instable où Idamante est en concurrence avec son père Idoménée, tandis qu'Electre cherchera à se venger d'Idamante qui ne l'aime pas. La conclusion de l'opéra est d'une abstraction et d'une puissance remarquables, avec Némésis qui surgit des enfers pour rappeler à Idoménée la dette qu'il doit aux dieux pour apaiser leur courroux. Dans une scène de folie meurtrière et d'hallucination, Idoménée tue son propre fils et revenant à la raison, il tente de se suicider. La foule le retient et lui inflige comme condamnation le fait de devoir continuer à vivre. Point de déchaînement ni de climax, juste une conclusion dérobée, comme si l'apothéose tragique était déplacée vers un hors-champ dramaturgique laissé aux bons soins de l'imaginaire du spectateur – du grand art signé André Campra…

Cette production réunit un plateau remarquable, avec un Tassis Christoyannis qui réussit dans le rôle-titre une prestation qui conjugue la blessure d'orgueil et la révolte. La voix pénétrante se déploie avec netteté sur tous les registres, avec un art du phrasé qui touche au sublime. L’Idamante de Samuel Boden se situe à une hauteur comparable, avec une ligne et un souffle qui met en valeur les qualités naturelles du timbre. Chiara Skerath libère un instrument d'une noirceur vigoureuse et inédite. L'énergie est admirable, mâtinée d'une rare aisance dans les aigus. Eva Zaïcik est une Vénus autoritaire, armée d'une projection très nette et très dense. L'Électre d'Hélène Carpentier se découvre dans des aigus trop agressifs qui viennent contrarier une caractérisation de premier plan. Parmi les seconds rôles, on notera le bel investissement et l'abattage de Victor Sicard en Jalousie et en Némésis, ainsi que le puissant Arbas et le Protée de Frédéric Caton. Enguerrand de Hys campe un Arcas véhément avec, en écho, Yoann Dubruque remarquable Éole et Neptune.

Emmanuelle Haïm fait le choix de la partition complète de 1731, tout comme son professeur William Christie, auteur de l'unique enregistrement de l'œuvre en 1991 avec ses Arts florissants. Musique brillante et acérée, cet Idoménée de Campra surprend par la perfection avec laquelle elle sertit les voix et les situations. C'est un Concert d’Astrée incandescent et énergique qui passe en un tournemain d'un rythme de fer dans les moments dramatiques, aux affects alanguis dans les danses et les ritournelles. Emmanuelle Haïm use d'une palette instrumentale à la fois vive et pleine, avec une netteté de geste et de conduite harmonique qui assure à la partition la respiration et l'éclat des contours qui la subliment.

Le retour d'Idoménée
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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