La Voix humaine & Point d’orgue à l’Opéra de Bordeaux, sombre leçon d’espoir
Après une création mondiale à huis clos en mars dernier captée au Théâtre des Champs-Elysées, le metteur en scène Olivier Py peut enfin présenter au public sa lecture de la tragédie lyrique de Francis Poulenc sur un livret de Jean Cocteau, La Voix humaine, monologue d’une soprano en communication avec son (ex-)fiancé. Comme il nous le détaille en interview, le projet d’en proposer un prolongement en écrivant le livret d’un opéra en un acte intitulé Point d’orgue s'est aussi nourri de la puissante rencontre avec la musique de Thierry Escaich.
Lorsqu’il s’installe dans l'intimité de l’Opéra National de Bordeaux, le spectateur découvre sur la scène un grand mur aux briques noires dont une chambre à la tapisserie rouge occupe le centre bien en hauteur par rapport à la scène et à la salle. Un seul élément de décor donne un peu de vie à cette salle assez froide : une copie du tableau Ophélie noyée de John Everett Millais. Ce décor, déployé en deuxième partie avec deux ouvertures latérales –un long couloir à jardin et une salle de bain à cour–, se met quelques fois à tourner sur lui-même, exprimant les angoisses des protagonistes, mettant sens dessus-dessous cette chambre, tel le désordre psychologique que produit la folie du désespoir. Alliant esthétisme et technologie sans exubérance gratuite, cette scénographie est le fruit d’une équipe qui se connaît particulièrement bien, complices depuis longtemps autour d’Olivier Py : Daniel Izzo en metteur en scène assistant, Pierre-André Weitz à la réalisation des décors et des costumes, Bertrand Killy aux lumières.
L’œuvre de Poulenc fait chanter une femme, nommée "Elle", esseulée et désespérée par sa récente rupture amoureuse. Olivier Py propose d’en connaître davantage en présentant son amant, "Lui", qui est ici en pleine descente dans les enfers de la dépression. Par dégoût de lui-même et fatigué de la vie, Lui ne combat plus et s’offre corps et âme à sa souffrance. Celle-ci est incarnée par "L’Autre", orphelin des rues devenu dealer et profiteur assumé qui prend un malin plaisir à se venger de la bourgeoisie en martyrisant son amant. Malgré la complexité de la psychologie de ces trois personnages, le livret et la mise en scène d’Olivier Py sont d’une grande clarté, laissant tout comprendre au spectateur sans détours inutiles. Si le théâtre n’a peut-être pas d’effet cathartique pour le metteur en scène-dramaturge, il a néanmoins le pouvoir de faire réfléchir quant à un sujet quasi universel et certainement très actuel, qu’est la dépression.
Le long lamento qu’est l’œuvre de Poulenc permet à la soprano Anne-Catherine Gillet (qui succède à Patricia Petibon dans ce rôle), de démontrer sa performance vocale. La lecture du texte en surtitres est rendue inutile par la clarté de sa diction. Son timbre chaleureux est agrémenté d’un vibrato dosé avec pertinence. Ne faisant également pas défaut de présence scénique, la chanteuse réussit à garder tout le long l’attention du public, dans ses moments de folie comme dans ceux plus tendres, particulièrement durant la seconde partie où Elle apporte une certaine sérénité.
Lui est interprété par le baryton Jean-Sébastien Bou. La partition lui confie davantage de déclamation mais il peut toutefois faire entendre sa voix pleine, nuancée avec intensité. Certains rares moments sont un peu trop doux pour être pleinement audibles mais il ne cesse de prendre des risques scéniques, jouant dans ce décor mouvant comme un insensé au bord d’un précipice.
L’Autre est incarné par le ténor Cyrille Dubois, avec un engagement scénique insolent, très convaincu et faisant son plein effet sur les personnages au plateau et le public dans la salle. Vocalement, Thierry Escaich lui fait faire également des acrobaties qu’il réalise avec tout autant d’insolence et de brillance, même dans les quelques parties en voix de tête.
L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine réussit à interpréter avec justesse, tant la musique de Francis Poulenc que celle de Thierry Escaich. Les deux sont colorées, équilibrées et pleines de reliefs. Point d’orgue se démarque par des moments particulièrement oppressants, tourbillonnants comme la psychologie complexe des personnages, tout en restant très audible grâce à un sens de l’orchestration très maîtrisé. Celle-ci est d’ailleurs sublimée par une spatialité qui semble étonnamment naturelle avec les cors et les percussions installées dans les loges latérales, ainsi que deux violonistes installés -au début et à la fin- dans une petite case sombre du décor. L'ensemble peut compter sur la direction très attentive et la vigilante du chef Pierre Dumoussaud, aux gestes souvent souples et sensibles mais néanmoins très compréhensibles pour les passages les plus denses.
Dans Point d’orgue, il n’y a pas de fin heureuse, ni de morale prophétique. Chacun s’en va seul, sans deus ex machina pour les sortir de sa torpeur et de ses angoisses. Lui devra sans doute traverser encore son désert pour créer, puisqu’il est artiste-compositeur. L’Autre saura peut-être un jour se trouver et s’accepter (comme Elle l'a fait). En dépeignant ainsi le sombre désespoir, Olivier Py propose aussi une leçon d’espérance. Si le public bordelais était peu nombreux pour la méditer en cette première, d'autres dates et d'autres œuvres l'attendent encore.