Le public parisien n'est apparemment pas au bout de ses surprises : après Fidelio la semaine dernière, c'est au tour de la première de la production de Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Élysées d'être frappée par le mauvais sort. Patricia Petibon, souffrante, jouera muettement son rôle dans la mise en scène d'Éric Ruf, mais la voix de Mélisande sera portée par Vannina Santoni, enceinte de huit mois et appelée le jour même. Son apparition fera office de petit miracle, complétant à merveille un beau casting où brille surtout l'excellent Simon Keenlyside (Golaud), tandis que dans la fosse, l'ensemble Les Siècles offre de l'œuvre une lecture aux partis pris courageux, contrebalançant une mise en scène pas assez jusqu'au-boutiste pour convaincre.

Loading image...
Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

Dès les premières notes de l'orchestre, on pénètre de plain-pied dans l'univers sonore proposé par François-Xavier Roth. Le chef s'est emparé de l'œuvre d'une façon radicale, la dépouillant de tout son lustre sonore, cherchant dans les timbres de ses instruments d'époque ce qu'il y a de plus cru. Il y a quelque chose, dans cette démarche, qui rappelle le travail de Boulez à Bayreuth : un refus du beau son pour le beau son. L'acoustique du Théâtre des Champs-Élysées, sèche et peu flatteuse, n'aide pas : mais Roth persiste et signe. Le son est âcre, profond, a la texture de la vase au fond de cette mare placée au centre de la scène par le metteur en scène. « Pour rendre justice à ce que voulait Debussy, nous allons mélanger dans la fosse les cordes et les vents, avec moins de hiérarchie géographique », explique le chef d'orchestre dans le programme de salle. Voilà qui participe sans doute de ce refus du consensus, qui transforme le son luxuriant d'un orchestre post-romantique en une mélasse sonore... avec, occasionnellement, les problèmes d'intonation et d'ensemble qu'une telle réorganisation de la fosse peut engendrer.

Loading image...
Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

Sur le plateau, la scénographie d'Éric Ruf, superbement mise en valeur par les lumières de Bertrand Courderc, est magnifique. Ce gigantesque intérieur de silo « peduzzien », cette mystérieuse mare centrale et le vide qui entoure ces deux éléments laissent pantois. Les rares éléments de décor sont réinterprétés avec une poésie certaine – les moutons deviennent bateaux de papier, les arbres se transforment en filets de pêche. Mais à dire vrai, on ne comprend pas vraiment la vision du metteur en scène. Tout au long de la représentation, une contradiction nous interroge : pourquoi avoir sacrifié l'objet du glaive (ici mimé), si c'est pour dérouler au troisième acte « jusqu'au seuil de la tour » une véritable crinière de cheveux de plusieurs mètres de longueur (avec un effet « 100% grosse laine » qui fera sourire le public) ? Pourquoi avoir réduit les mouvements des personnages à quelques gestes signifiants, alors que l'on cherche apparemment à fuir le symbole ?

Loading image...
Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

Du côté des chanteurs, une surprise de taille : la magnifique prestation toute en nuances de Simon Keenlyside, le seul non-francophone de la troupe, au français pourtant absolument impeccable, qui offre un Golaud presque attachant, dont on sent pourtant dès les premières interventions la secrète violence. Le couple Petibon/Santoni fonctionne à merveille, la seconde ayant trouvé depuis sa prestation dans le même rôle à Lille en avril dernier un timbre encore plus volubile, la première offrant un jeu d'actrice très incarné (les sublimes costumes de Christian Lacroix achevant de nous subjuguer). En Pelléas, Stanislas de Barbeyrac ne nous convainc pas : s'il fait montre d'une surprenante agilité vocale (le rôle est très exigeant dans les graves), il y a quelque chose d'un peu fier et assuré dans son Pelléas que l'on aurait aimé plus fragile et moins romanesque. Jean Teitgen (également présent à Lille) offre un Arkel touchant, à la douceur subtilement contrebalancée par une belle autorité naturelle. Un très beau spectacle qui, malgré quelques incohérences, brille par son refus du consensus.

***11