À la Grange au Lac d’Évian, une “Giuditta” de marbre et d’or

- Publié le 25 octobre 2021 à 15:14
Sous la direction de Thibault Noally, l'ensemble Les Accents et de cinq jeunes chanteurs de l'Académie de l'Opéra de Paris ont rendu ses couleurs à l'oratorio de Scarlatti dans une lecture tout en élégance.
Thibault Noally et Les Accents

« Ceci fut la meilleure œuvre de Scarlatti », annonce d’emblée la page du manuscrit aujourd’hui conservé à Naples — d’où son surnom de Giuditta de Naples, par opposition à l’autre mise en musique plus tardive de la même histoire due au même compositeur. Celle qui nous intéresse, pour cinq voix et instruments, a été créée à Rome en 1693 ou 1694 et suivie de reprises, entre autres à Florence et à Vienne, attestant le succès de l’œuvre et la célébrité de son auteur. Si l’écriture d’Alessandro Scarlatti, très ancrée dans le contrepoint, parfois assez proche de Corelli, conserve toujours une sorte de gravité, cet oratorio d’un peu moins d’une heure et demie lorgne la scène. Par ses caractères et ses situations, par certaines métaphores, telle celle du navire dans la tempête, commune à tant d’opere serie et qui nourrit ici l’air « Combattuta navicella », ou bien celle d’Holopherne dans un des récitatifs adressés à Judith : « enchaîné par ton beau visage, de vainqueur, je suis devenu ton prisonnier », antithèse typique de la poésie baroque et que, là encore, on retrouve dans maints opéras du temps.

Sensualité mystique

Le livret joue également avec un sens dramatique aigu des doubles sens dans le duo d’Holopherne et Judith, les paroles de cette dernière ne pouvant être comprises en leur vraie signification par le général qui sera bientôt décapité, tandis que le spectateur, lui, sait de quoi il retourne. De la perfide « berceuse » chantée par Judith (avec les cordes et deux flûtes à bec), « La tua destra », se dégage une ambiguïté fascinante, presque même sidérante. Par sa rigueur et son brouillage des repères, le compositeur a l’air de répudier la tentation de la chair, mais élève-t-il pour autant un autel ? Peut-être nous rapproche-t-il de la « sensualité mystique » qu’évoque Flaubert à la mort de Félicité dans Un cœur simple.

Honneur aux dames

Par leur engagement dramatique, les cinq chanteurs font leur miel de ce théâtre sans jamais pourtant forcer le trait. Ils font ainsi vivre les récitatifs sans y chercher des effets appuyés qui, dans une œuvre sacrée, seraient hors de propos. C’est le cas, d’abord, de la Judith au ton juste de Marine Chagnon, qui livre, en particulier, un « Se di gigli » nuancé et plein de charme. Charme que partage Ilanah Lobel-Torres en Ozias : soprano fruité, phrasant avec style, timbre enchanteur auquel on pardonne de bon cœur, çà et là, quelques écarts d’intonation. Quel enchantement quand elle répète, dans une aria où la formule revient pas moins de huit fois, « cara libertà » (sol – fa – mi bémol – ré – do) !

Équilibres

Malgré, dans son air d’entrée, d’impeccables vocalises dans un style post-bartolien, le contre-ténor Fernando Escalona (Holopherne) semble mettre un peu de temps à prendre ses marques, restant comme en retrait durant la première partie (regrettons en particulier quelques cadences dans l’aigu assez malvenues) ; mais, plus à l’aise en amant qu’en guerrier, il excelle dans la seconde, son médium s’épanouissant avec naturel. Les deux scènes avec Judith sont particulièrement réussies. La basse Aaron Pendleton possède une projection et une sobriété qui donnent à son Prêtre une humanité bienvenue, trouvant en particulier une variété de couleurs qui tirent déjà l’oreille et promettent beaucoup — la voix est encore un peu verte. C’est aussi le cas du ténor Kiup Lee, dont le tempérament se garde de tout excès et s’empare avec aisance de la vocalité scarlattienne ; il lui restera à domestiquer un vibrato un peu trop systématique et serré qui, sur les valeurs longues appelant probablement une gradation, fait sentir son uniformité. Aucun mésemploi, donc, et guère de faux-pas, mais des voix et des tempéraments qui ont su rendre justice à l’œuvre et à son style, guidés en cela par un Thibault Noally qui connaît son Scarlatti comme sa poche (son enregistrement de Santa Teodosia, pour Aparté, était couronné d’un Diapason d’or, cf. no 692).

Ses choix de direction sonnent comme des évidences — la scène précédant la décapitation et « La tua destra » sont menées avec une saisissante maestria. Les Accents affichent un parfait équilibre entre les pupitres, quelles que soient les distributions instrumentales, conciliant lisibilité et élégance des textures. Aucune surenchère, tant chez le continuo dont on loue l’efficacité et la sobriété, que chez les cordes et les vents, mais une forme de retenue qui confère à la partition une grande noblesse et laisse se déployer sa force et ses beautés. Animer sans agiter, donner à entendre sans surligner, conjuguer hiératisme et éclat : tel semble être le mot d’ordre. Pari gagné.

Alessandro Scarlatti, La Giuditta . Académie de l’Opéra de Paris, Les Accents, Thibault Noally. Evian, Grange au lac, le 23 octobre 2021.

Diapason