Si on peut s’étonner de ce que le chef-d’œuvre lyrique de Tchaïkovski n’avait plus été montré à Liège depuis 1994, on pourra aussi se dire que ce retour sur la scène mosane d'Eugène Onéguine, œuvre capitale du romantisme russe, aura certainement permis à l’orchestre et aux chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie d’aborder la partition dans un vrai esprit de découverte et sans le moindre soupçon de routinière habitude, sans parler de l’inestimable atout de pouvoir compter sur une distribution russophone. Qui plus est, on est agréablement surpris d’entendre les chœurs (impeccablement préparés par Denis Segond) chanter non seulement dans un russe étonnamment idiomatique, mais en plus faire entendre une couleur vocale peu commune de ce côté-ci du Boug, témoignage du beau travail réalisé par la coach vocale et linguistique Nino Pavlenichvili. Quant à la prestation de la maestra Speranza Scappucci, elle appelle les plus vifs éloges. Véritable cheffe de théâtre, elle est tout autant à l’aise dans les épisodes intimistes détaillés avec beaucoup de poésie que dans les sommets dramatiques de l’œuvre – comme le duel Onéguine-Lenski – qu’elle conduit avec force et conviction mais sans brutalité, parfaitement suivie par un orchestre volontaire et précis où s’illustrent particulièrement les vents et les violoncelles.

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Eugène Onéguine à l'Opéra Royal de Wallonie
© Opéra Royal de Wallonie-Liège – Jonathan Berger

Le metteur en scène Éric Vigié – qui signe également les costumes, très réussis – ne creuse guère l’intrigue qu’il se contente d’illustrer sans faute de goût mais sans originalité particulière, quoique sa conception générale ne manque pas d’ingéniosité. Plutôt que de situer l’action à l’époque du roman de Pouchkine (1831), il la déplace au premier acte dans la Russie du début du XXe siècle (même si les tenues traditionnelles des chœurs et solistes, tout de blanc vêtus, sauf l’outsider Onéguine en noir, y évoquent plutôt une campagne russe figée et intemporelle) pour passer ensuite à la période post-révolutionnaire, illustrant les bouleversements sociaux d’après 1917 et l’inéluctable déclassement de la noblesse.

Le bal du deuxième acte se déroule dans une atmosphère post-révolutionnaire, avec les représentants mal à l’aise de l’aristocratie déchue dansant avec les militaires de l’Armée rouge. L’arrivée de Monsieur Triquet (grâce à son béret basque, il n’a pas encore ouvert la bouche qu’on sait que c’est un Français) apporte un moment de détente bienvenu. Quant au troisième acte, il se déroule en pleine période stalinienne. Pendant que retentit la célèbre polonaise, sont amenées sur la scène une statue de Lénine et une autre de Staline. Il est à présent clair qu’une nouvelle classe dominante a remplacé l’ancienne aristocratie et que – curieux paradoxe – tant Onéguine, Tatiana que le prince Grémine en font partie.

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Eugène Onéguine à l'Opéra Royal de Wallonie
© Opéra Royal de Wallonie-Liège – Jonathan Berger

La distribution est non seulement avantagée par sa maîtrise de la langue russe, mais est en plus de très bonne qualité. En fait, seul l’Onéguine de Vasily Ladyuk appelle quelques réserves. Pour être pourvu d’un éclat métallique et d’un aigu aisé, son timbre plutôt clair manque de ce velours qu’on aimerait bien entendre dans ce rôle. Sa prestation s’améliore cependant nettement sur le plan vocal et dramatique dans le dernier acte, où son duo avec Tatiana est aussi fiévreux qu’émouvant.

La soprano arménienne Ruzan Mantashyan est la grande triomphatrice de la soirée dans le rôle de Tatiana. La pureté de son timbre et sa maîtrise des nuances, du plus impalpable pianissimo au forte éclatant, impressionnent autant que son talent d’actrice. On perçoit bien chez elle l’évolution qui conduit une adolescente folle d’amour pour Onéguine à devenir une femme forte et mûre qui surmontera son amour ressuscité pour rester fidèle à son mari, le noble Prince Grémine incarné ici par Ildar Abdrazakov. Si la voix de bronze de la basse russe et son beau phrasé font tout autant impression que sa composition pleine de dignité et de noblesse, son vibrato excessif – dont il est difficile de savoir s’il est intentionnel ou non – dérange.

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Ruzan Mantashyan (Tatiana)
© Opéra Royal de Wallonie-Liège – Jonathan Berger

Dans le rôle d’Olga, la jeune soeur de Tatiana, la jeune mezzo Maria Barakova est une belle découverte. La voix est riche de couleurs dont de beaux graves, et son jeu est d’un très plaisant naturel. Lenski, son malheureux fiancé qu’Onéguine finira par tuer en duel, est incarné par le ténor Alexey Dolgov. Un peu terne au début, il ne cesse de gagner en engagement dramatique et en chaleur vocale au fil de la représentation et son air « Kuda, kuda » avant le duel fatal du deuxième acte est de toute beauté. La mezzo Zoryana Kushpler est une Larina très digne, avec la réserve aristocratique qui s’impose. Dans le rôle de la nourrice Filipyevna, Margarita Nekrasova fait entendre une voix puissante et un chaud timbre de vraie mezzo slave. Enfin, on gardera pour la bonne bouche la belle composition de ténor Thomas Morris dans le rôle de Monsieur Triquet, interprété ici avec humour et subtilité sans jamais tomber dans la caricature.

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