Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera
Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera

Une première historique au MET : Fire shut up in my bones

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New York, octobre 2021, pour la première fois le Met accueille un opéra composé par un afro-américain. Il s’agit de Fire shut up in my bones de Terence Blanchard, avec Will Liverman, Angel Blue, Latonia Moore, Walter Russell III et Yannick Nézet-Séguin à la baguette.

Je ne ferai plus mention de lui, Je ne parlerai plus en son nom, Il y a dans mon coeur comme un feu dévorant qui est renfermé dans mes os. Je m’efforce de le contenir, et je ne le puis. — Jérémie 20:9

Célèbre en tant que trompettiste et compositeur pour des films de Spike Lee, Terence Blanchard a composé Fire Shut Up In My Bones, une œuvre mélangeant le jazz, la danse et l’opéra, créée avant la Covid à l’opéra théâtre de Saint-Louis.

« Fire shut up in my bones », phrase tirée d’un verset du prophète Jérémie, qui en français signifie « Comme un feu dévorant renfermé dans mes os », synthétise de manière très claire la thématique principale de l’opéra : le fait que l’on ne peut pas réprimer une vérité et qu’un jour elle refera surface.

Basé sur le mémoire de Charles M. Blow, il raconte l’histoire d’un jeune homme en quête de soi, s’interrogeant sur sa sexualité et devant surmonter le traumatisme d’une violence sexuelle subie dans l’enfance. Comme il est souvent le cas pour les survivants, le protagoniste doit faire face à la double peine, car personne dans sa famille n’est susceptible de l’écouter : ses frères cadets n’admettent aucune faiblesse et sa mère est trop épuisée et fatiguée pour répondre à son besoin d’amour et d’affection.

Dans le pauvre village de Gibsland, en Louisiane, la seule compagnie de Charles, sont Destin et Solitude, deux personnages imaginés par la librettiste, Kasi Lemmons, personnifiant ses sentiments (incarnés par la soprano Angel Blue). Le premier l’accompagne au début de l’opéra, quand on le voit prêt à aller se venger de son oncle, pistolet à la main ; l’autre lui fait compagnie dans les moments les plus durs, où il s’interroge sur sa place dans le monde.

A travers un flashback, nous découvrons l’enfance de Charles, un garçon de sept ans très sensible, dont les modèles masculins sont ses quatre grands frères un peu machos et un père absent et coureur de jupons (incarné à merveille par le ténor Chauncey Packer).
A partir de ce moment, on assiste au dédoublement visuel et vocal du protagoniste : l’enfant, emporté par les événements, et l’adulte, les interprétant rétrospectivement. Le jeunissime Walter Russell III est un « Char’es-Baby » touchant à la voix limpide et expressive, et Will Liverman, incarne un homme désemparé plein d’humanité et douceur qui ne peut que susciter l’empathie. Sa voix de baryton est large et profonde et son interprétation pleine d’émotion, dont on remarquera l’air « I am what I am ».

Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera
Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera

Beaucoup de tension est créée dans la relation entre Charles et Chester : le cousin, accueilli joyeusement à la maison, semble ingénument s’intéresser à l’enfant, mais au lieu de lui servir d’exemple d’adulte, il l’engloutit dans une spirale de séduction et d’emprise qui se termine dans l’abus. La voix de Chris Kenney, charmante et sournoise sert parfaitement le propos, tout comme son interprétation tellement convaincante qu’au moment des saluts, certains spectateurs n’arrivent pas à séparer l’artiste du personnage et le huent.

Autres protagonistes de la soirée, les deux personnages féminins auxquels sont confiées des lignes mélodiques pucciniennes profondément imprégnées de jazz et de gospel, où seules des chanteuses ayant de l’expérience dans ces deux genres peuvent y être confortables. Et c’est tout à fait le cas de Latonia Moore, avec un passé dans le jazz, et d’Angel Blue, expérimentée dans le gospel.

Latonia Moore, qui interprète Billie, la mère de Charles, qui a tout fait pour lui donner une bonne éducation et une vie meilleure, nous offre des lignes vocales souples et cristallines, tandis qu’Angel Blue — qui en plus de Destin et Solitude, incarne également Greta, l’amante passionnée de Charles — séduit avec sa voix douce et riche, tout particulièrement dans l’air « Peculiar Grace ».

Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera
Fire shut up in my bones © Ken Howard / Metropolitan Opera

Dans la fosse Yannick Nézet-Séguin conduit avec brio l’orchestre du Metropolitan Opera et sa section rythmique (Bryan Wagorn au piano, Matt Brewer à la basse, Adam Rogers à la guitare et Jeff Watts à la batterie).

Si cette hybridation d’opéra classique, jazz et gospel fonctionne plutôt bien, parfois l’envie de spectacle et de séduction du public nuisent à l’intimité du récit de la souffrance de Charles. Si l’idée de la chorale gospel a tout à fait du sens, sa réalisation est malheureusement un peu cartoonesque et le vicaire peu convaincant, tout comme la danse de claquettes en groupe, qui ne parvient pas à faire partager l’expérience du bizutage du protagoniste avec le public.

Charles est assis dans sa voiture sur la route sombre, contemplant le choix qui s’offre à lui. Le destin se met à chanter pour lui une fois de plus, lui promettant de manière séduisante de rester à ses côtés jusqu’à la fin sanglante. Alors que Charles atteint la maison de son enfance, Char’es-Baby apparaît, l’exhortant à décider s’il veut se venger ou recommencer sa vie.

Fire Shut Up In My Bones ne se termine pas en drame, ce qui est remarquable dans ce genre, mais par un message d’espoir : partagé entre la vengeance et l’acceptation, Charles laisse finalement son amertume derrière lui et choisit la vie.

On se réjouit de voir que le Met ait decidé de ne pas ignorer le mouvement Black Lives Matter, créé après l’homicide de George Floyd par un policier, et d’honorer la communauté afro-américaine. Concernant celle-ci, le seul opéra qui en parle et qui voit régulièrement une production non blanche est Porgy et Bess. Le prestigieux théâtre fait aujourd’hui preuve d’ouverture et d’inclusivité, et nous espérons voir encore plus d’opéras de compositeurs autres que des hommes blancs, plus de chanteurs et de musiciens noirs et un public progressivement plus diversifié et ouvert à la diversité.

 


La saison 2021-2022 du Metropolitan Opera est également au cinéma. Nous étions au cinéma Pathé Tuschinski d’Amsterdam.

Met Opera au cinéma en France

Met Opera au cinéma aux Pays Bas

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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