Jean-Christophe Lanièce (Gregor). 
© S. Brion / Opéra-Comique

Le théâtre lyrique est un fief florissant et sanguinaire dans le royaume de la Musique : les compositeurs qui y cherchent le gîte et le couvert s’en retournent, pour la plupart, les pieds devant. Philippe Hersant (1948) y a ses entrées lui qui, depuis quarante ans, n’a cessé de s’affirmer en édifiant un langage personnel nourri de son propre univers (mélodique, harmonique et acoustique) autant que de ce qu’il s’est approprié par le filtre de la mémoire. Après Les Visites espacées (1983), Le Château des Carpates (1993) et Le Moine (2006), sa quatrième partition lyrique, Les Éclairs, apparait comme un accomplissement, tant par la maîtrise de la fluidité du temps dramatique – donc de la vie scénique – et des couleurs propres à chaque épisode, que par la sureté d’une écriture vocale jamais ingrate, favorable à l’expression et à l’investissement personnel, donc à la crédibilité.

Les Éclairs ? Compagnons du génie ou secret de pâtissier, on ne les imaginait pas lyriques, malgré L’Éclair d’Halévy (d’après Mérimée,1835) longtemps en faveur à l’Opéra-Comique. Qu’on ait lu ou non Des Éclairs le roman de Jean Echenoz, (signataire du livret), le destin de Nikola Tesla – alias Gregor -, ne semblait pas de nature à brûler les planches de la Salle Favart, et moins encore à enflammer le public. Et cependant, on peut en témoigner (sans mentir, une fois n’est pas coutume), la réception a dépassé en chaleur, ce qu’on n’osait à peine espérer dans le meilleur des cas.

Il est vrai que l’argument, assez bien défini pour tenir en une phrase (Le destin d’un inventeur génial et excentrique), est efficacement structurée :

Quittant la vieille Europe avec des lettres de recommandation, Gregor se distingue d’emblée en réparant la dynamo défaillante du paquebot qui le mène à New York. Edison, plein de morgue, le reçoit ; mais la visite tourne mal quand il lui propose d’améliorer son principe de générateur. Ils parient et sa réussite contrarie Edison qui le renvoie sans honorer sa dette. Une journaliste, Betty, témoin de la mésaventure, le recommande à un entrepreneur, Parker, dont la générosité lui permettra de développer ses recherches et de fréquenter la haute société new-yorkaise. Il y rencontre le philanthrope Norman Axelrod et son épouse, Ethel, sensible au charme du dandy qu’il est devenu. Pour ruiner cette ascension (en contestant l’innocuité du courant alternatif qu’il a inventé) Edison organise une atroce exécution par la chaise électrique. Gregor, de plus en plus asocial et, convaincu de pouvoir établir des contacts avec les extraterrestres, s’exile dans le Colorado. Ses extravagances lui font perdre le soutien de Parker ; seule la journaliste Betty croit encore le comprendre. De retour à New York, il ne fréquente plus que Norman Axelrod et sa femme qui, toujours éprise de son génie, tente de l’entraîner à Paris ; il résiste et se suicide dans une chambre d’hôtel.

C’est la courbe d’une vie brossée, sans précipitation, en moins de deux heures, au fil de quatre actes enchaînés dans un décor stylisé d’Aurélie Maestre, tirant vers les gris (comme les costumes intemporels de Caroline de Vivaise, qui réserve la couleur aux deux femmes). Quelques modifications significatives d’éclairage (Bertrand Couderc) ou d’éléments mobiles suffisent à suggérer les changements de lieux. Avec quelque malice, parfois, qui n’apparaît qu’à posteriori : ainsi la chaise électrique peut-elle rappeler le fauteuil de bureau sur lequel Edison trônait à l’acte précédent. La scène tragi-comique de l’exécution laborieuse du condamné – qui reste le moment le plus mémorable – est aussi le plus délicat : le cynisme d’Edison s’y manifeste si crûment qu’il attire toute l’attention sur lui. Là, plus qu’ailleurs, la direction d’acteurs de Clément Hervieu-Léger frappe par une efficacité aussi pertinente que discrète. La justesse des rapports entre les personnages et de leur contenance quand ils soliloquent, entre pour beaucoup dans la fluidité du spectacle.

Exactement ce qu’il fallait pour s’accorder à la musique de Philippe Hersant : tonique, malicieuse, poignante ou ludique. Dès le lever du rideau une puissante pulsation orchestrale binaire (clin d’œil à l’Amérique de John Adams ?) crée une atmosphère d’urgence. La tension se modifiera au fil des événements sans jamais se relâcher ni souligner le texte. Sans qu’il s’agisse d’une règle générale, les paroles chantées s’inscrivent sur la trame orchestrale avec cette neutralité abrupte des caractères qui frappaient le papier des machines à écrire de l’époque. Cette feinte objectivité (ravélienne ?) rend percutants les mots les plus simples et allège les plus chargés de contenu.

Le livret réserve à chacun des protagonistes l’équivalent d’un, ou plusieurs airs qui mettent pleinement en valeur les qualités musicales et vocales qui les distinguent. Philippe Hersant, attentif à leur confort vocal, est payé de retour par une exécution impeccable et habitée. Baryton clair, Jean-Christophe Lanièce semble l’incarnation même de Gregor. André Heyboer (Edison) lui oppose les couleurs d’une basse diabolique, aux antipodes du touchant Axelrod de François Rougier, parfait ténor à la française. On n’oubliera pas Jérôme Boutillier (Parker) dont le rôle est seulement moins saillant. Côté dames, Elsa Benoit (Betty), voix claire et incisive, pourrait faire valoir ses droits à une carte de presse tandis que Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Ethel) à qui sont dévolus les accents les plus touchants, les rehausse par le velours de son timbre de mezzo.

L’ensemble vocal Aedes (dont certains membres assurent les rôles épisodiques) est aussi excellent qu’à l’ordinaire et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dans la fosse, n’a qu’à se louer de la direction d’Ariane Matiakh dont la précision sans sècheresse assure parallèlement la sécurité du plateau.
On quitte la salle émerveillé avec le désir (rare !) de revoir Les Éclairs et d’étudier de plus près les grandes lignes et les détails. La diffusion sur France Musique est annoncée pour le 1er décembre…

Guidé par le principe de précaution, le maître des lieux, Olivier Mantei, commanditaire de l’ouvrage, avait pris les devants en prévoyant seulement quatre représentations. Si ses prédécesseurs avaient été aussi prudents, ni Manon, ni Carmen, ni Pelléas, ni Werther n’auraient survécu à des débuts indécis. Les reprises sont le nerf de la guerre et il faut espérer que son successeur, Louis Langrée, saisira l’occasion de pérenniser Les Éclairs qui, en quelques saisons pourraient devenir l’ouvrage contemporain qu’on va voir et revoir à l’Opéra-Comique. Et, le succès créant une émulation, susciter d’autres créations dont le public ne serait pas l’otage mais l’arbitre.

Gérard Condé

 
Jean-Christophe Lanièce (Gregor), choeur Aedes. © S. Brion / Opéra-Comique