Une Clémence de Titus continue à Angers Nantes Opéra

Xl_la_cl_mence_de_titus-48 ©Jean-Marie JAGU

Le statisme et la discontinuité de l’action sont des reproches souvent faits à La Clémence de Titus. Or le volcan est intérieur chez les personnages, souvent contraints à une expressivité maximale en un minimum de temps. Dans cette production créée à l’Opéra de Rennes en mars 2020, et enfin représentée au Théâtre Graslin de Nantes (après son éviction forcée au moment du premier confinement), Pierre-Emmanuel Rousseau recolle les fragments disparates pour insuffler une cohérence à l’œuvre du point de vue des personnages. Il se repose sur l’ascension et la chute de Vitellia, commanditaire du meurtre de Titus, en dessinant un parallèle avec la figure opportuniste de Sophie von Essenbeck dans le film Les Damnés, de Luchino Visconti. Plutôt qu’au nazisme, l’esthétique des décors et des costumes (également du metteur en scène) se réfère au fascisme mussolinien. Sa lecture s’interdit la redite : les récitatifs et airs racontent une histoire, pour une unicité avérée de chaque scène. Ce qui intéresse Pierre-Emmanuel Rousseau, c’est de dérouler le fil de connexion entre ces personnages un peu épars, et de construire un temps réaliste de théâtre. Le premier acte paraît plus analytique, comme pour décortiquer la psychologie des protagonistes, jusqu’à une impressionnante scène d’incendie faisant sortir la fumée des entrebâillements de portes. Au deuxième acte, le corps est davantage mis à contribution – sur un sol recouvert de cendres, composant une couleur stracciatella inversée –, mais avec un sens de l’épure qui suggère et commence les mouvements plus qu’il ne les fait durer, avec la même compréhension pour le spectateur. Alors les rôles sont et font, dans un décor à la plastique somptueuse, domptée par une couleur noire suffocante. Si le soin apporté à théâtraliser se montre parfois un peu trop présent au I – nous voyons plus le théâtre qu’il ne nous est transmis comme une réalité –, la seconde partie acquiert une fluidité de jeu et d’appropriation du territoire par une distribution extrêmement engagée.

Roberta Mameli est une tornade de scène, un ange du mal, et chaque état d’âme se caractérise par la voix et le corps. Vitellia contrariée, elle fait monter dans la voix cette rage périodique mêlée aux battements du cœur qui s’accélèrent, nourrit un timbre râpeux pour coller au personnage. Vitellia séductrice, elle joue cartes sur table, opère sa mue jusqu’à donner une impression d’auto-tune dans la voix. Jeux de jambes et lignes tortueuses, tout est lié. Les audaces de la soprano sont payantes dans un riche catalogue de phrasés et d’ambiances humaines, de l’enlaidissement même de l’émission dans les passages où se manifeste la monstruosité de Vitellia, jusqu’aux bouleversantes remises en question de sa propre identité. Son monde est une bulle spatio-temporelle de jeu inouï, qui culmine dans une scène de folie hallucinante. Oui, l’opéra est bien du théâtre chanté, et Roberta Mameli en est une fervente représentante !

Julie Robard-Gendre fait un tabac dans le rôle de Sesto, avec une expression revendiquée d’une individualité propre face à Vitellia, loin du pantin sous emprise. Elle défend un personnage exaltant et complexe, soutenu par des vocalises torrentielles et une exactitude du discours musical. Le placement n’est pas seul en jeu : il y a aussi la profondeur d’immersion dans les notes et le souffle intangible du vibrato. La mezzo nantaise campe l’amoureux et le traître repenti avec une conviction constante, et surtout un gosier insubmersible.

La voix-plume très maniable de Jeremy Ovenden est idéale pour le personnage de Titus et ses intervalles inattendus. Son rayonnement tendre porte l’horizon du changement politique et la promesse d‘un idéal commun, mais ne se fond pas toujours avec l’orchestre, peut-être en raison d’une émission légèrement trop haute par rapport à la partition. La même remarque s’applique à Abigaïl Levis (Annio), qui malgré une grâce habile et une précieuse et suave assise vocale, ne nous fait pas entièrement entrer dans cette harmonie commune. Au-delà de la voix du peuple caractérisée par un honnête Chœur d’Angers Nantes Opéra, Christophoros Stamboglis apporte une mélancolie bienvenue à son « Tardi s’avvede d’un tradimento » grâce à une projection affirmée, après un premier acte manquant de tranchant. Olivia Doray interprète une Servilia feutrée et particulièrement émouvante, donnant la direction du vent aux instrumentistes, telle une extension aérienne de la mer de fosse. Si les cordes de l’Orchestre National des Pays de la Loire ont parfois peur de jouer et tombent régulièrement à côté pour les départs, si les bois sont initialement mal accordés dans l’ensemble, Nicolas Krüger leur offre à tous un liant d’écume. Le chef dirige l’œuvre comme un assortiment de droites parallèles et racées, continues et élégantes, qui n’entrent pas directement en conflit, mais ne sont jamais loin les unes des autres. Féru de simplicité et de précision, il restitue à la fois la solennité et l’humanité des pages de Mozart. Il peut en outre compter sur d’enivrants solos de clarinette et de cor de basset (Jean-Daniel Bugaj, venu saluer à la fin du spectacle).

L’atmosphère de cette Clémence a la saveur de la (bonne) ganache, ronde et longue en bouche. Une fois dégustée, elle continue à questionner sur les ingrédients qui l’ont rendue si entière.

Thibault Vicq
(Nantes, 10 décembre 2021)

La Clémence de Titus, de W. A. Mozart, à Angers Nantes Opéra jusqu’au 18 janvier 2022 :
- au Théâtre Graslin (Nantes) jusqu’au 18 décembre 2021
- au Grand Théâtre d’Angers du 16 au 18 janvier 2022

Crédi photo ©Jean-Marie JAGU

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