Sleepless à Berlin : un des plus beaux opéras d’Eötvös

Xl_sleepless_staatsoper-berlin_2021 © Gianmarco Bresadola.

Peter Eötvös fait partie de ces compositeurs pour qui l’opéra n’est pas une simple rencontre épisodique : la création en 1998 à Lyon de son premier grand opéra, Trois sœurs, a été suivie par des œuvres pour le Châtelet, l’Opéra de Munich, les festivals d’Aix et de Glyndebourne, entre autres. Sleepless, sa création pour la Staatsoper de Berlin, en coproduction avec le Grand Théâtre de Genève, est adapté d’une trilogie romanesque de Jon Fosse. Son livret suit la dérive meurtrière d’Asle, qui pour tenter de survivre avec sa fiancée enceinte Alida élimine ceux qui leur refusent du secours : le propriétaire du hangar qui leur refuse l’hébergement, la propre mère peu aimable d’Alida, une vieille femme sont trois représentants d’un monde hostile où ce couple illégitime n’a pas de place, et Asle les fait disparaître pendant le sommeil d’Alida. Sans pour autant parvenir à assurer une fin heureuse à cette sombre histoire.

L’œuvre est sous-titrée Opera Ballad, en écho aux opéras-ballades du XVIIIe siècle anglais. Il ne s’agit certainement pas d’un pastiche d’époque : Sleepless n’est pas une comédie satirique, n’est pas composé de chansons connues reprises dans une pièce dialoguée comme le modèle du genre, The Beggar’s opera. Ce qu’Eötvös retient de ce genre lointain est d’abord le milieu de marginaux où se déroule l’histoire, par rapport aux princes de l’opera seria, mais tout autant la prédominance de la narration sur la psychologie des personnages, avec une construction par épisodes qui nous mène de lieux en lieux dans le petit monde d’un fjord norvégien.


Victoria Randem (Alida), Arttu Kataja (Asleik), Linard Vrielink (Asle) (c) Gianmarco Bresadola

Pour autant, l’inspiration populaire ne se limite pas au livret : le lien avec la musique populaire est assuré ici par deux thèmes associés aux personnages principaux, une berceuse pour le personnage féminin, et un thème de musique populaire aux sonorités du violon Hardanger de la musique populaire norvégienne pour le violoneux Asle. Mais surtout Eötvös parvient à trouver un ton simple et fluide, avec des parties vocales expressives et naturelles, et un orchestre qui n’a l’air de rien, toute en délicatesse, un simple accompagnement en retrait face aux voix. Les spectateurs pressés trouveront donc là un opéra efficace et émouvant, mais cette modestie apparente ne doit pas tromper : la douceur paradoxale avec laquelle Fosse et Eötvös racontent cette histoire de pauvreté et de crime, le souci de clarté, de simplicité, s’incarnent dans une partie orchestrale d’une grande subtilité, qui n’est jamais un simple commentaire de l’action. Sans avoir besoin d’un orchestre de grande dimension, Eötvös trouve un langage en constante réinvention, qui fait naître des émotions bien au-delà du sens immédiat du texte et de la situation, souvent avec délicatesse, mais parfois aussi avec une ampleur beaucoup plus épique, comme dans les scènes où l’inquiétant Homme en noir, magnifié par la grande silhouette et la voix minérale de Tómas Tómasson, confronte Asle avec ses actes et avec l’hostilité du monde environnant. On pense par moments à Britten, notamment dans l’écriture du rôle d’Asle, mais l’originalité de la démarche est bien plus évidente que ces réminiscences fugaces.


Roman Trekel (Boatman), Linard Vrielink (Asle), Siyabonga Maqungo (Jeweler) (c) Gianmarco Bresadola

La mise en scène du cinéaste Kornél Mundruczó choisit d’ancrer l’action dans un monde qui fait penser à l’Angleterre cruelle des années Thatcher, celle des films de Ken Loach, où la destruction de toute solidarité poussait les plus fragiles jusqu’à la folie. Le choix d’un réalisme presque cinématographique dans la direction d’acteur n’était certainement pas le seul choix possible, et d’autres mises en scène sauront certainement exploiter la distance que le genre de la ballade met entre le récit et le spectateur ; c’est la marque de fabrique des spectacles de Mundruczó, et le résultat est du moins très vivant et naturel. Heureusement, le réalisme ne s’étend pas jusqu’au décor, cet impressionnant saumon géant sur une scène tournante qui révèle dans ses entrailles certains des lieux de l’intrigue : en même temps que de donner une couleur locale à l’histoire, il ajoute une dimension mythologique à cette histoire simple ; c’est dans sa gueule que se trouvent les trésors du joaillier qu’Asle visite pour sceller sa perte. La distribution réunie par la Staatsoper de Berlin est remarquablement équilibrée : Hanna Schwarz n’a certes plus sa voix d’antan, mais l’inquiétante Old Woman qu’elle interprète garde intacte sa présence scénique et musicale ; la tentatrice qu’interprète Sarah Defrise, vulgaire et sensuelle, crève l’écran (si on peut dire) par son jeu et par le naturel avec lequel elle s’empare de la musique écrite par Eötvös. C’est naturellement le couple central qui occupe l’essentiel du spectacle : Linard Vrielink est un efficace ténor de caractère qui met en lumière les ambiguïtés de son personnage, et Victoria Randem, membre de la troupe de la Staatsoper, dessine avec beaucoup d’émotion le parcours émotionnel de son personnage, jusqu’aux renoncements de la dernière scène. Dans la fosse, ce n’est pas le compositeur qui officie, mais Maxime Pascal, qui a pris sa succession après les premières représentations ; difficile, dans ces conditions, de distinguer la part de l’un et de l’autre, mais la Staatskapelle montre qu’elle a son mot à dire en matière d’opéra contemporain.

Sleepless est un des plus beaux opéras d’Eötvös, un des grands opéras de ces dernières années, et une œuvre qui mériterait bien qu’être reprise – à défaut de commander une œuvre nouvelle, ne serait-ce pas une bonne occasion pour l’Opéra de Paris d’inscrire enfin à son répertoire un compositeur majeur de notre temps ?

Dominique Adrian
Berlin, Staatsoper, 9 décembre 2021

Photos © Gianmarco Bresadola.

Peter Eötvös, Sleepless, Opera Ballad en deux actes, livret de Mari Mezei d’après Trilogie de John Fosse.
Mise en scène : Kornél Mundruczó ; décor, costumes : Monika Pormale.
Victoria Randem (Alida)
Linard Vrielink (Asle)
Katharina Kammerloher (Mother, Midwife)
Hanna Schwarz (Old Woman)
Sarah Defrise (Girl)
Jan Martiník (Innkeeper)
Tómas Tómasson (Man in Black)
Roman Trekel (Boatman)
Siyabonga Maqungo (Jeweler)
Arttu Kataja (Asleik)
Staatskapelle Berlin
Direction : Maxime Pascal

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