Nous sommes vraiment passés à deux doigts de l’annulation : après Jean-François Borras, c’était au tour de Julie Fuchs d’être testée positive au Covid-19, puis de deux instrumentistes qu’il a fallu remplacer in extremis. Les remplaçants sont arrivés quelques heures seulement avant le lever de rideau. Autant dire qu’ils n’ont pas pu véritablement répéter, la générale ayant eu lieu la veille. Or ils ont fait bien plus que sauver la soirée en permettant au spectacle d’avoir lieu : c’est à une représentation de Roméo et Juliette exceptionnelle qu’ont pu assister les spectateurs de cette première. Certes, Pene Pati (Roméo) et Perrine Madoeuf (Juliette) connaissent leurs rôles, le premier ayant déjà triomphé en Roméo à l’Opéra de Bordeaux en 2020, la seconde le chantant régulièrement à l’Opéra national d’Estonie. Mais s’approprier aussi vite et aussi parfaitement une production qui leur est inconnue, répondre aussi efficacement aux volontés du metteur en scène comme à celles du chef relève du miracle ! Ou à tout le moins d’un professionnalisme hors normes.

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Adèle Charvet (Stéphano)
© S. Brion / Photo de répétition

Pene Pati a tout simplement subjugué l’auditoire, par un chant stylé, un français à la pureté exceptionnelle, un timbre clair infiniment malléable (les aigus de « Lève-toi, soleil » tantôt éclatants, tantôt émis en voix mixte), une vaillance à toute épreuve (le contre-ut qui clôt le troisième acte !), un engagement scénique de tous les instants, une formidable capacité à transmettre l’émotion (la scène du tombeau est à pleurer)… mais aussi une forme de charisme qui lui est propre et qui rend constamment visible sa joie d’être sur scène et de chanter. Perrine Madoeuf assume superbement le rôle difficile de Juliette, qui nécessite à la fois brio, légèreté et puissance dramatique. La voix est ample et de couleur assez sombre, ce qui en fait une Juliette plus femme que jeune fille – une femme déjà tourmentée et inquiète, dès sa valse du premier acte. Mais Perrine Madoeuf n’en réussit pas moins la difficile entrée de l’héroïne, avec sa redoutable montée vers l’aigu qui cueille la chanteuse à froid, ainsi que la brillante valse du premier acte. C’est cependant dans les scènes tragiques que l’artiste donnera toute la mesure de son talent, avec un air du poison à l’intensité dramatique superbe. Notons enfin la magnifique complicité qui unit les deux chanteurs, une complicité d’autant plus étonnante que Pene Pati et Perrine Madoeuf n’ont guère eu le temps d’apprendre à se connaître ! Le public, à la fois admiratif, incrédule et reconnaissant réservera aux deux artistes une ovation comme l’Opéra Comique en a peu connu.

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Roméo et Juliette à l'Opéra Comique
© S. Brion / Photo de répétition

Comme souvent au Comique, les seconds rôles sont particulièrement soignés et forment une équipe extrêmement homogène, au sein de laquelle se distinguent le Frère Jean de Julien Clément, le Frère Laurent aux accents nobles de Patrick Bolleire, le Tybalt vaillant de Yu Shao ou encore la Gertrude touchante de Marie Lenormand, qui arrache le personnage aux caricatures auxquelles on le réduit trop souvent. Jérôme Boutillier est un Capulet étonnamment jeune, très convaincant cependant, à la diction incisive et à la ligne de chant châtiée, plus bonhomme un peu perdu par la tournure que prend le drame que père tyrannique. Quant à Philippe-Nicolas Martin, virevoltant avec aisance vocalement et scéniquement pendant les couplets de la Reine Mab, et Adèle Charvet, qui s’approprie la chanson de Stéphano et sa cascade de triolets avec fraîcheur et naturel, ils comptent sans doute parmi les meilleurs titulaires actuels de leur rôle. 

Ultimes artisans de cette très belle réussite musicale : les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et le chœur accentus, d’une implication sans faille, dirigés par un Laurent Campellone précis et soucieux de préserver la continuité dramatique de l’œuvre – au point parfois de presser un peu certains tempos, tels ceux de la page orchestrale qui suit le chœur introductif, du merveilleux prélude qui ouvre le deuxième acte ou du chant funèbre de Juliette : « La haine est le berceau de cet amour fatal… ».

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Roméo et Juliette à l'Opéra Comique
© S. Brion / Photo de répétition

Est-ce parce qu’Éric Ruf a choisi de faire des Capulet une famille sur le déclin, dont le palais n’a pas le clinquant attendu mais donne à voir des salles décrépies, soulignant la misère qui menace, que le public a (un peu) chahuté le metteur en scène ? Porté par une direction d’acteurs soignée (y compris chez les choristes), son spectacle, pourtant, est cohérent, astucieux (il résout habilement la succession des nombreux tableaux qui, dans d’autres mises en scène, rompt la continuité dramatique de l’œuvre par d’incessants changements de décors) et réserve quelques moments forts, telle l’apparition finale de Juliette, sanglée dans un sarcophage debout et entourée de momies comme on peut en voir dans certaines nécropoles italiennes (en Sicile plutôt qu’à Vérone d’ailleurs !). Quoi qu’il en soit, les quelques sifflets adressés à l’équipe artistique n’entachent en rien la réussite exceptionnelle de ce spectacle : une soirée à marquer d’une pierre blanche pour l’Opéra Comique !

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