Pene Pati et Perrine Madoeuf raflent la mise en Roméo et Juliette à l’Opéra Comique

Xl_rom_o_et_juliette__choeur_accentus___photo_de_r_p_tition_dr_s.brion © (c) Stefan Brion

Des déceptions et des situations de stress, le monde lyrique en a connu un certain nombre depuis près de deux ans. Mais l’Opéra Comique ne s’attendait pas à voir les deux rôles-titres de Roméo et Juliette privés d’affiche pour le dernier spectacle de la saison 2021. Jean-François Borras et Julie Fuchs contaminés par la Covid, il a fallu faire vite et bien. L’inquiétude balayait les visages avant une première qui s’annonçait comme un Koh-Lanta lyrique. À l’issue de la représentation, Pene Pati et Perrine Madoeuf – arrivés le matin même sur la production – ont été adoubés stars par un public en délire. C’est ce qu’on appelle à la fois un triomphe et un miracle.

L’œuvre, créée à Paris en 1867 pendant l’Exposition universelle, alors que se jouaient Don Carlos et La Grande Duchesse de Gérolstein chez les concurrents, est restée dans les annales comme le plus grand succès de Gounod, et le premier « non opéra-comique » à l’Opéra Comique dès 1873. Si les coupes dans la pièce de Shakespeare privent les personnages d’enjeux textuels, la musique en fait rayonner les (res)sentiments dans ce qui a d’abord été imaginé comme un croisement de grand opéra et d’opéra-comique. Car il était temps d’illustrer – déjà depuis la moitié du XIXe siècle – l’amour de façon plus « crue » (toutes proportions gardées) que la chasteté à laquelle avait été habitué le public. Les amants de Vérone ont en tout cas eu leur partition plus ou moins modulée en fonction des interprètes et des versions scéniques. Ce sont en fait Pene Pati et Perrine Madoeuf qui ont dû s’adapter à une production « prête à l’usage » – l’expression n’est pas si loin de la réalité, ces décors d’Éric Ruf servant déjà à des représentations de la pièce de théâtre à la Comédie-Française depuis 2015.

Le ténor samoan subjugue dès ses premiers vers chantés, et on rêve quelques secondes que son « Ah ! lève-toi, soleil ! » soit bissé tant il est applaudi. On ne saurait dire ce qui bouleverse le plus, entre le vertige des tenues, l’emboîtement des intervalles, l’espacement qu’il s’autorise dans la phrase, l’élasticité du timbre ou la foi de l’incarnation, une fois passée la sidération de cette diction parfaite. On savait qu’après son Roméo de l’Opéra National de Bordeaux début 2020, la sauce prendrait à nouveau, mais même en ayant chanté la veille La Traviata à Amsterdam, la ferveur de la voix règne, et la passion s’extériorise par le frémissement de l’attraction et de l’absence de Juliette. On s’incline également devant des nuances inimaginables, que sa partenaire manie avec le même art. La soprano lyonnaise construit un rôle extraverti sur une écorce moelleuse de voix et l’étendue de ce qu’il a à raconter, stratifie l’air du breuvage en étapes psychologiques assez soufflantes. Il y a du rouge carmin, magnétique et stimulant, dans sa composition du personnage. Ce n’est pas de l’ « en même temps », c’est du spectacle encore plus organique que vivant. Au cours des quatre duos, le temps se comprime, une nouvelle métrique s’applique.

La mise en scène d’Éric Ruf se déroule à une époque suspendue, sans année, dans la décrépitude des façades, dans l’étroitesse des rues d’une ville du Sud, mais avec une humanité pour qui rien n’est impossible. Les familles rivales se croisent dans cet espace contraint – toujours changeant – ou dans des salles d’eau décorées de ce fameux savon jaune rotatif qui a marqué des générations d’écoliers. Peut-être un rappel de l’adolescence des protagonistes. Cette histoire pourrait bien être celle d’une ville-collège, qui s’enflamme sous le préau au moindre mot de travers, ou le souvenir d’une ère perdue à l’innocence à jamais brisée. L’acte IV dans la chambre de Juliette a beau manquer de substance, le reste de la représentation est mené sans temps mort, grâce à toutes les combinaisons possibles d’un décor utilitaire (à défaut d’être joli – mais lui demande-t-on de l’être ?), jusqu’à un acte V inspiré des catacombes de Palerme (une belle idée). La direction d’acteurs sincère, culmine dans les impressionnants ensembles dont se dégagent un esprit de fête et de compétition, par ailleurs magnifiquement costumé (Christian Lacroix) et éclairé (Bertrand Couderc).

Au-delà de l’adaptation opératique d’une mise en scène de théâtre, l’événement de ce Roméo et Juliette tient aussi à la distribution presque idéale réunie par l’Opéra Comique. Le palpitant Mercutio de Philippe-Nicolas Martin a la bougeotte dans le bon sens du terme, il est d’une théâtralité exemplaire, quand la voix entrelace magnifiquement les phrases comme une aiguille baladeuse dans un tissu bigarré. Patrick Bolleire et son calme souverain subliment le salut par l’âme inculqué par Frère Laurent, Adèle Charvet fait un Stéphano frivole et coquet. Jérôme Boutillier, modèle de structure de ligne mélodique, campe un patriarche Capulet d’affect en douce ébullition dans un médaillon de son hautement raffiné. Yu Shao est soutenu et large, Marie Lenormand sort ardemment le grand jeu du naturalisme vocal, quand Geoffroy Buffière semble effacé en Duc. Il ne faut pas oublier les excellents Yoann Dubruque, Arnaud RichardThomas RicartJulien Clément ou le stratosphérique chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, qui intensifie superbement la portée du drame.

Le battant Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie ne quitte nullement les sommets musicaux cités plus haut. Laurent Campellone en obtient des contrepoints mystérieux, des cratères fumants, une sauvagerie édifiante. Les harmonies s’affirment en flashs de lumière et en reflets d’ivresse, mais toujours au cœur de l’action. Le pari d’un Gounod sans fioritures, mû par l’agressivité de son obscurité orchestrale (malgré de rares excès de décibels pour les chanteurs), est gagné.

Thibault Vicq
(Paris, 13 décembre 2021)

Roméo et Juliette, de Charles Gounod, à l’Opéra Comique (Paris 2e) jusqu’au 21 décembre 2021
Coproduction Opéra de Rouen Normandie, Opéra national de Washington, Théâtre de la Ville de Berne, Fondation Théâtre Petruzzelli de Bari

N.B. : le rôle de Roméo est interprété par Jesús León le 17 décembre

Crédit photo (de répétition) (c) Stefan Brion

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