Georges Bizet (1838–1875)
Les Pêcheurs de perles (1863)
Opéra en trois actes
Livret de Eugène Cormon et Michel Carré
Créé le 30 septembre 1863 au Théâtre Lyrique, Paris.

Direction musicale David Reiland
Mise en scène Lotte de Beer
Décors Marousha Levy
Costumes Jorine van Beek
Lumières Alex Brok
Vidéos Finn Ross
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Leïla Kristina Mkhitaryan
Nadir Frédéric Antoun
Zurga Audun Iversen
Nourabad Michael Mofidian

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Production du Theater an der Wien (2014)

Genève, Grand Théâtre, vendredi 10 décembre 2021, 20h

Les Pêcheurs de perles n’ont pas été présentés au Grand Théâtre de Genève depuis 1950, soit depuis 71 ans. Il était plus que temps de proposer au public d’aujourd’hui une nouvelle production du deuxième chef d’œuvre de Bizet, moins connu que Carmen, mais tout de même relativement fréquent dans les théâtres : nous avons nous-mêmes rendu compte d’une production de Wim Wenders dirigée à la Staatsoper de Berlin par Daniel Barenboim (voir ci-dessous).
Aviel Cahn a fait le choix d’une reprise de la production bien connue que Lotte de Beer réalisa en 2014 pour le Theater an der Wien, qui se propose de détourner le kitsch orientaliste de l’œuvre en l’insérant dans un projet moderne de téléréalité. Beau succès public à la première, même si au total l’impression est un peu mitigée, sans nier la grande intelligence du propos et ses implications, plus incisives qu’il n’y paraît à première vue, ni un plateau globalement de qualité, mais pas exceptionnel.

 

Peuple voyeur et décor exotique

La question de l’exotisme et de l’orientalisme apparaît à mesure que les voyages dans les terres plus lointaines se développent et qu’on découvre (ou qu’on conquiert) des espaces nouveaux. Symbole à l’opéra bien connu dont le Rapport sur la diversité à l’opéra de Paris a parlé, Les Indes Galantes de Rameau (avec ses « Sauvages ») où la très fameuse mise en scène parisiennes de Maurice Lehmann dans les années cinquante fut un sommet du kitsch, puisque même des parfums « orientaux » étaient diffusés dans la salle. Impossible de reproduire aujourd’hui ce genre de spectacle, même si la représentation du pittoresque ne se limite pas aux contrées lointaines, voir par exemple les opérettes à grand spectacle comme L’Auberge du Cheval Blanc et sa représentation d’une Autriche exotique, ou le Canada de Rose-Marie, sinon les magyars de Princesse Czardas.
Les Pêcheurs de perles (1863) sont un des avatars de cet Orientalisme né au XVIIIe (voire au XVIIe avec les « turqueries ») qui se développe à mesure que le monde se dévoile aux occidentaux et à leurs conquêtes coloniales. Les anglais conquièrent les Indes au XVIIIe, au nez et à la barbe de la France, qui perd aussi le Canada à leur profit.
L’histoire en elle-même, un amour interdit entre une vierge dédiée à la déesse, et un jeune homme impétueux et imprudent, est à rapprocher de l’opéra préféré de Napoléon 1er, La Vestale, de Gaspare Spontini qui raconte une histoire voisine dans le cadre de la Rome impériale.
Le livret d’Eugène Cormon et de Michel Carré n’est pas une réussite, le texte en est faible, et la musique de Bizet – qui a 25 ans alors- méritait mieux. Aujourd’hui, Les pêcheurs de perles tiennent par la musique et notamment les deux morceaux de bravoure du 1er acte, le très fameux duo « Au fond du temple saint » et l’air de Nadir, « je crois entendre encore » qui sont de grands tubes de l’opéra.
L’histoire en elle-même est assez simple et peu vraisemblable : deux amis se retrouvent par le plus grand des hasards et sans explication dans le même lieu et revivent une histoire d’amour vécue quelques années auparavant.
Nadir et Zurga sont deux amis d’enfance à la vie à la mort amoureux de la même femme. Pour ne pas gâcher leur amitié, ils se jurent mutuellement d’oublier cet amour.

Zurga (Audun Iversen) devient chef du village

Zurga devient chef du village de pêcheurs de perles au moment où reprend la saison de la recherche d’huitres perlières, protégée par la divinité dont la présence d’une prêtresse garantit la faveur.Nadir, qui s’est éloigné à cause de cet amour et aussi parce qu’il a (un peu) trahi son serment revient (par hasard). Les deux amis se retrouvent, évoquent leur serment, quand la prêtresse apparaît, et Nadir reconnaît immédiatement en elle Leïla, dont il était amoureux et évidemment l’amour se réveille, encore plus violent, encore plus exigeant, encore plus fou.
Ils se rencontrent, s’étreignent une nuit, sont surpris par le prêtre Nourabad qui évidemment les condamne, mais Zurga les protège, jusqu’à ce qu’il découvre sous ses voiles cette Leïla dont il était amoureux. Fou de jalousie, il va livrer les deux amants à la vindicte populaire quand il apprend que c’est cette Leïla jadis qui lui sauva la vie. Il décide donc de rendre la pareille, sauve la vie du couple, et attend d’être pris et jugé pour trahison par les habitants dont il était le chef. Rideau.
Amour, amitié, mais aussi « superstition », mais aussi loi religieuse, mais aussi habitants crédules sur fond de divinités indiennes (on est à Ceylan, le Sri Lanka d’aujourd’hui), tout est là pour plaquer une histoire romantique à l’occidentale sur une réalité orientale (un peu ce qui se fera huit ans plus tard avec l’Égypte d’Aida…que Lotte de Beer vient de mettre en scène à Paris la saison dernière).
Que faire avec ce livret ? Une chose est claire, les dernières productions rompent avec l’orientalisme et la pacotille, optant soit pour un déplacement du contexte, c’est le choix de Lotte de Beer ici, mais aussi du collectif FC Bergman qui mit en scène le chef d’œuvre de Bizet pour L’opéra des Flandres alors dirigé (en 2018) par Aviel Cahn. Ce fut aussi, plus timidement le choix de Wim Wenders à la Staatsoper de Berlin qui opta pour « l’espace vide » et l’abstraction.
Lotte de Beer en 2014 décida d’affronter la question de l’orientalisme et de nos regards d’aujourd’hui en insérant le livret « tel quel », dans un contexte inattendu, celui d’une scénarisation de téléréalité, où la trame des Pécheurs de perles devient un jeu au quotidien où l’histoire se déroule à la télévision, une « histoire dans l’histoire » en quelque sorte, mais où les protagonistes, par la même magie impossible du livret, se retrouvent sur un même plateau vivant leur même histoire, jusqu’au moment où la loi télévisuelle du scénario pré-écrit est violée par le couple, et qu’ils soient découverts, devenant du même coup des victimes offertes à la vindicte des téléspectateurs frustrés.
Cela permet

  • De continuer de faire fonctionner le livret dans un contexte où l’absurdité est la loi du genre, et donc de faire passer l’invraisemblance comme ingrédient pré-digéré du scénario
  • De réinsérer l’orientalisme dans une vision d’aujourd’hui, avec soleil, plages et palmiers, comme on le voit dans « Koh-Lanta » ou « L‘ile de la Tentation », en montrant qu’entre l’orientalisme du XIXe et de notre goût actuel de l’exotisme, il n’y pas de différence de nature, mais simplement d’outils

Ainsi le propos de Lotte de Beer en 2014 doit être pris exclusivement au second degré, et non comme une accumulation de poncifs inutiles et dépassés. Peut-être la téléréalité est-elle une forme dépassée aujourd’hui, même si Koh-Lanta existe encore (et donc trouve encore son public) mais le rapport morbide du public aux situations, la manière de faire voter pour untel et contre untel existe encore, peut-être par d’autres canaux.
Il y a en effet deux niveaux de regard dans ce travail :

- d’une part, la transformation du livret, avec des héros en vêtements contemporains, qui sont enfermés dans la logique d’une scénario pré-ficelé, mais qui vivent pour eux-mêmes une aventure individuelle réelle, et alors se justifie que chaque grand monologue ou air soit filmé dans le « confessionnal » un lieu bien connu où les héros de téléréalité viennent révéler le fond (?) de leur âme (?), mais se justifient aussi les artifices des décors, les faux palmiers, le temple du deuxième acte, les huitres perlières géantes et le ballet absurde qui va avec, car tous les ridicules sont alors possibles, on pourrait même penser que le ridicule ne va pas assez loin, qu’il fallait encore plus pousser les choses. Il s’agit en effet de montrer tous les ingrédients du spectacle, ici d’ailleurs rendu volontairement un peu « cheap » pour souligner la naïveté du téléspectateur. Les français se souviennent de la réflexion de Patrick Le Lay, alors directeur de TF1 en 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ».  

Mais cet orientalisme vu comme pacotille, les soldats qui semblent des evzones en brun, les discrets jeux sur le genre que Madame de Beer a si bien développés dans ses dernières Nozze di Figaro d’Aix, tout cela ne tient en réalité que parce que la focale n’est pas l’histoire qu’elle raconte, mais le rapport que le public télévisuel au cerveau humain « guidé » entretient avec cette histoire.
Le chœur (assez correct) est distribué dans un immeuble qu’on voit en coupe, dans ce grand globe où se projettent des images, les vidéos des personnages, et où le chœur dans des appartements regarde avidement la transmission télévisuelle. C’est bien le sujet véritable de cette mise en scène que le rapport à un spectacle qui s’apparente aux spectacles de cirque romain, avec son rapport à la mort, et du même coup le droit que s’arroge « le peuple » sur les destins individuels.

Une scène avec des huitres géantes : Audun Iversen (Zurga) Kristina Mkhitaryan (LeÎla) Michael Mofidian (Nourabad)

Alors, au-delà du pittoresque et des palmiers en plastique, des huitres géantes et du faux temple (beau décor d’ailleurs de Marousha Levy), l’enjeu se situe ailleurs et notamment dans le pouvoir que le media s’arroge sur les esprits des téléspectateurs mais aussi sur les candidats, puisque dans ce « scénario » se retrouvent des candidats ; Leïla par exemple est une jeune femme venue faire un stage de Yoga. Alors se justifie un Nourabad présentateur et « maître du temps », et non plus le grand-prêtre de Brahma. On est passé de la loi religieuse à la loi médiatique, mais l’effet est le même, la TV a pris la place de la religion comme opium du peuple.

Le détournement est intelligent, d’autant qu’il ne modifie pas l’histoire et du coup le livret qui n’est pas bon, se retrouve lu à l’aune de la médiocrité des scénarios de téléréalité. On passe d’une médiocrité à l’autre, sans coup férir, et avec une certaine fluidité et aussi une certaine justesse. Il est clair, nous l’avons dit, que le medium, la téléréalité, est un peu dépassé en une période où les choses vont très vite et où l’on brûle rapidement ce qu’on adorait la veille. Mais les problématiques restent posées, et malheureusement dans les mêmes termes.
Après une première partie où sont posés l’anecdotique et une autre pittoresque : l’émission de télévision, de décor, les protagonistes, la deuxième partie (deuxième et troisième actes) pose l’intrigue et le nœud de la trame. L’émission pose ses règles, la jeune « prêtresse » doit dormir seule la nuit dans le temple sacré, au décor luxuriant, et ne voir personne, ni se dévoiler. Or Nadir vient la retrouver, et après quelque résistance, ils se retrouvent à filer le parfait amour au sommet du temple, au mépris des éventuelles surveillances. On a déjà vu des couples clandestins « faire des choses » dans des piscines aux débuts du Loft Story français… Mais ils enfreignent la loi imposée par le scénario, sont découverts, sous les caméras et l’histoire jusque-là gentillette bascule dans le sordide.

Bûcher pour les coupables : Kristina Mkhitaryan (Leïla), Frédéric Antoun (Nadir)

Tout manquement à la règle télévisuelle sera puni de mort… La TV-religion n’y va pas par quatre chemins, mais tout est donné à juger par les téléspectateurs à qui d’une certaine manière on a volé l’histoire, mais à qui on va en offrir une autre, bien plus délicieuse, où ils vont devoir voter pour décider du destin des « coupables ». Ces coupables, qui ont enfreint le règlement du « jeu », sont pris, prisonniers, et dans les mains d’un staff télévisuel qui devient totalitaire, policier, tout en gardant sa légèreté (danses, pittoresque etc…) qui distancie et fait du réel une sorte de virtuel.
Ainsi donc, nous sont proposés des sondages : qui est pour la mort ? qui est pour la grâce ? Et le sommet de l’affaire est proposé entre les actes II et III, où un « micro-trottoir » nous est montré, volontairement tourné de manière un peu cheap, parce que cette TV ne semble pas trop professionnelle, où sur fond de Genève automnale, on demande à des échantillons de population ce qu’ils vont voter, et où il apparaît que la mort est plus attirante que la grâce. On sait combien les micros trottoirs sont orientés, montés, et qu’on peut leur faire dire n’importe quoi, tout et son contraire, selon la thèse qu’on veut faire avancer : vous interrogez 100 personnes, 90 disent « la grâce », 10 « la mort », vous décidez de passer en TV les 10 qui votent la mort et vous choisissez quatre réponses « la grâce », vous donnez l’impression que la majorité vote la mort, et le tour est joué. Car tout est calibré, tout est préparé, tout est pipé, tout est infox.Évidemment, la mise en scène joue sur l’ambiguïté du jeu, mais aussi sur la relation qu’on entretient à l’image, et au spectacle, y compris celui de la mort. Certes, tout cela apparaît excessif et caricatural, tout le monde dans la salle rit parce que chaque personne interrogée est en soi une tranche de vie, ou un triste « bout de cerveau humain disponible » mais c’est peut-être le moment où le rire peut jaunir quelque peu. La mort spectacle, on la connaît en Occident depuis les exécutions capitales publiques, qui jusqu’au début du XXe ont attiré un nombreux public, au point que depuis les années trente, en France, elles ont été interdites au public. Mais récemment encore, les réseaux sociaux ont montré des exécutions (pendant la guerre en Syrie contre Daesh), et Facebook des suicides en direct. La question du regard vers la mort mise en scène est une réalité, que Lotte de Beer évoque.
Nous avons une relation à la mort à la fois répulsive – nos sociétés font du divertissement au sens pascalien du terme une diversion face à notre propre condition de mortel, et en même temps attractive parce que la mort de l’autre devient en quelque sorte « apotropaïque », c’est à dire une garantie que l’esprit mauvais m’évite en atteignant l’autre : en regardant la mort de l’autre, je vérifie que moi au moins je reste vivant et je me préserve.
Les Romains du cirque, avec leur pouce levé ou abaissé, ont inventé la mort-spectacle, mais la société romaine avait un rapport tout autre à la mort, tout comme au sexe, radicalement opposé au nôtre. Les chrétiens ont fait de la représentation des supplices des martyrs une leçon pour les vivants, mais peu à peu, à mesure de « l’évolution » des sociétés, la mort s’est effacée de notre réalité – aujourd’hui on ne porte même plus le deuil. Alors, la cérémonie d’une mort en direct, c’est une sorte de catharsis, à cette différence que la mort n’est pas « représentée », mais effective et donc presque curative.
Toutes ces questions sont en filigrane dans ce dernier acte : le crime de Nadir et Leïla est d’avoir trahi la loi télévisuelle, on les punit donc par une mort-spectacle. Dans cette perspective, l’amour-jalousie de Zurga n’est qu’anecdotique, jusqu’au moment où il décide de sauver les amants (puisque Leïla jeune l’a sauvé jadis), c’est à dire de se sacrifier lui-même et de s’offrir en holocauste à une foule qui ne veut pas être privée de son spectacle. Il faut à cette foule pour la satisfaire un sacrifice humain un sacrifié, un bûcher … on est au seuil du Moloch de Salammbô, l’un des romans phares de l’Orientalisme au XIXe. Évidemment, nous sommes au théâtre et un public « raisonnable » pourrait y voir une vision un peu excessive, on a constaté plus haut que les choses ne sont pas si simples et le spectacle du bûcher, en permanence en scène est en soi une garantie, ainsi que l’arrivée des spectateurs avec leur volonté de faire des photos et des selfies. Anecdote personnelle, à Auschwitz, dans la chambre à gaz, une visiteuse s’est fait un selfie en appelant quelqu’un et lui demandant, enjouée « devine où je suis ! ». Où sont les sauvages ? Et c’est bien là la question essentielle de cette mise en scène qui illustre l’adage bien connu homo homini lupus.
Deux points pour conclure cette lecture de la mise en scène, d’une part elle respire l’intelligence et une analyse profonde de nos sociétés et hélas assez juste : il suffit de voir régulièrement les problématiques concernant la peine de mort remonter à la surface, la peine apotropaïque par excellence, celle qui légalise l’assassinat au nom du bien-être et de la (fausse) tranquillité sociale, mais je trouve qu’elle ne donne peut-être pas suffisamment de relief au sarcasme, notamment dans la deuxième partie (Actes II et III) qui manque de mordant, au-delà de la question même de la téléréalité, qui n’est pas la question centrale. La question, c’est notre propre rapport aux choses médiatiques quelles qu’elles soient, au monde, à l’autre, notamment quand il est éloigné et donc chosifié, ainsi que notre crédulité de moutons de Panurge suicidaires. La téléréalité est peut-être un concept télévisuel dépassé, mais l’instinct de voyeurisme existe toujours, quel que soit le média utilisé. On le constate chaque jour.

Le tube de l’œuvre : duo "Au fond du temple saint". Audun Iversen (Zurga) Frédéric Antoun (Nadir)

Pour servir un tel travail, il eût fallu une distribution de plus haut vol, qui donne à l’ensemble un relief également musical. Le chœur dirigé par Alan Woodbridge est au rendez-vous, ses interventions sont plutôt satisfaisantes, et sa disposition dans les « appartements » plutôt séduisante, le chœur retrouve sa fonction de commentateur de l’action, ce qu’est tout téléspectateur, mais en même temps il est cible essentielle de tout le dispositif et il s’en sort bien.
L’Orchestre de la Suisse Romande s’en sort aussi avec les honneurs, avec la direction équilibrée et chaleureuse de David Reiland, à la fois tendue, lyrique, faisant bien ressortir les raffinements d’une orchestration qu’on a tendance quelquefois à oublier : Bizet a 25 ans, il est déjà un très grand compositeur, dont les qualités de mélodiste et d’orchestrateur se révèlent ici : il n’y a pas de hasard, le tube universellement connu des amateurs d’opéra qu’est le duo « Au fond du temple saint » n’est pas un hasard.  L’orchestre sait se rendre lyrique (surtout dans la première partie), même si il pourrait aller encore plus loin dans le raffinement, il est plus dramatique ensuite, et il accompagne bien le plateau.

Un plateau qui a le défaut d’être réduit, quatre chanteurs, ce qui rend l’attention de l’auditeur-spectateur focalisée sur quatre voix seulement, et l’exigence en est d’autant plus grande.
Il est clair également que la mise en scène évacue ce qui pourrait-être un élément de l’histoire originale, à savoir un aspect évocatoire, à mi-chemin entre rêve et réalité : la prêtresse invisible sous ses voiles excite curiosité et fait gamberger les âmes : la touriste venue pour un stage de yoga un peu moins.  L’orientalisme des origines éloigne de la réalité et excite le fantasme, le « divertissement » et l’évasion. Entre les techniciens TV et leur agitation, les faux palmiers les huitres géantes et les héros en jean, tout ça disparaît et il faudrait de sacrées personnalités vocales et scéniques pour pallier ce rêve disparu.
Ce n’est pas le cas, même si la distribution est globalement homogène, et engagée.
Le Nourabad de Michael Mofidian, que nous avions déjà remarqué dans le rôle de Lord Rochefort d’Anna Bolena, est sans doute paradoxalement (parce que c’est vocalement le rôle le moins important) le mieux défendu, avec une véritable ardeur, une voix solide, projetée, profonde, sonore. Sans nul doute ce chanteur qui appartient au « jeune ensemble » du Grand Théâtre » est-il riche de potentialités et d’avenir. Il est expressif, très engagé dans le jeu (il joue de présentateur/producteur de l’émission et à ce titre quitte peu la scène), et la voix est de très grande qualité, si bien que dans les quatre chanteurs, elle se remarque. Il faut retenir ce nom.

 

Zurga au "confessionnal": Audun Iversen (Zurga)

Audun Iversen, baryton norvégien, se tire de manière très honorable de Zurga, d’abord par un beau phrasé français et une diction claire et compréhensible, ensuite avec un bel engagement scénique, et enfin avec une voix au spectre large, des aigus sonores, même si le timbre n’est pas particulièrement séduisant. Il campe ce personnage dévoré d’amour et de jalousie, et aussi marqué par une certaine générosité (et donc tiraillé et contradictoire) avec une certaine vérité. Il lui manque un peu de lyrisme, de sens de la morbidezza d’une voix qu’on souhaiterait un peu plus souple, mais dans l’ensemble la prestation est très honorable.

Kristina Mkhitaryan (Leïla)

Kristina Mkhitaryan est ce qu’on appelle une belle voix de soprano lyrique, bien projetée, bien assise sur tout le spectre, l’école russe dans ses qualités techniques, y compris dans la diction. Il lui manque – mais la mise en scène est ici sans doute responsable – un peu de mystère et un peu ce côté éthéré qu’on attend d’une Leïla, une voix lyrique qui doit alléger quelque peu à certains moments. Ici, on entend un soprano plutôt assis qui manque un peu de légèreté, bien qu’elle chante aujourd’hui très souvent des rôles comme Gilda de Rigoletto ou Giuletta de Capuleti e Montecchi. Personnellement, j’entends dans cette voix un futur lirico-spinto (une Elisabetta de Don Carlo par exemple). Mais la prestation est très honorable, et la voix assurée et techniquement sans failles. Il reste à plus « interpréter » car il manque souvent un travail sur la couleur. Comme pour ses partenaires, elle se donne plus en deuxième partie, plus dramatique et plus tendue.
Frédéric Antoun, au moins à la Première a constitué une déception. Nous aimons cette voix suave, qui nous a souvent séduits et émus par exemple à Zürich dans Iphigénie en Tauride aux côtés de Stéphane Degout ou dans Cassio à Londres auprès de l’Otello de Jonas Kaufmann. Chanteur discret et élégant, plutôt contrôlé, on pensait que Nadir lui conviendrait, mais le premier acte est très problématique, la romance « je crois entendre encore », morceau de bravoure du rôle montre des aigus mal négociés, voire ratés, et sans vraie ligne. Il en résulte un chant sans homogénéité et sans lyrisme. Les actes II et III étant plus dramatiques, il s’en sort mieux parce la voix a moins besoin de ce contrôle très calibré pour les parties lyriques, mais cela reste insuffisant pour un rôle où l’on attend surtout la suavité et non l’acidité dont il a plutôt fait preuve.

Impression globale mitigée, qui demandait peut-être un autre plateau, mais mise en scène intelligente qui montre les excès et limites de nos sociétés contemporaines. Certes, la question de nos représentations de l’Orientalisme et de l’exotisme sont importantes dans ce travail, mais l’essentiel pour nous est ailleurs, il est dans le goût du voyeurisme, dans nos insondables vulgarités et la soif d’event qui va toujours plus loin, c’est à dire notre propre goût du cirque : que le trapéziste travaille avec un filet enlève, comme on l’entend par-ci par-là quelque chose du spectacle. C’est par les bas-instincts qu’on attire les spectateurs, comme la viande faisandée attire les mouches. Voilà le propos de Lotte de Beer.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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