Un siècle après leur création, Les Oiseaux de Braunfels se posent à Strasbourg

- Publié le 22 janvier 2022 à 11:43
De ce chef-d'œuvre inspiré d’Aristophane, Ted Huffman fait une parabole du mal-être contemporain et de l’asservissement capitaliste. Distribution solide, dirigée par Sora Elisabeth Lee, qui sauve la production après le forfait d'Aziz Shokhakimov pour cause de Covid.
Les Oiseaux

La Covid frappe aussi les oiseaux. La veille de la première française, cinq premiers pupitres de vents sont atteints. Le matin, Aziz Shokhakimov, nouveau directeur de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, est contaminé à son tour. Alain Perroux, le patron de l’Opéra du Rhin, ne s’avoue pas vaincu. Les instrumentistes sont remplacés et Sora Elisabeth Lee, l’assistante du chef, qui a assuré des répétitions et dirigera une représentation à Mulhouse, est dans la fosse, au pied levé.

Walter Braunfels fait partie des compositeurs réduits au silence par les nazis. Le « demi-juif » est vite chassé de la Musikhochschule de Cologne, qu’il avait fondée et fait rayonner. Comme Karl-Amadeus Hartmann, il attendra la fin de l’apocalypse dans un exil intérieur, soutenu par sa foi chrétienne depuis sa conversion en 1917. Les Oiseaux, eux, furent vite oubliés après les années 1920, où ils firent une belle carrière en Allemagne et à Vienne après leur triomphale création munichoise sous la direction de Bruno Walter le 30 novembre 1920. On dut attendre 1971 pour que Karlsruhe leur redonne des ailes, avant que le disque les révèle en 1996.

Défi lancé aux dieux

Librement adapté d’Aristophane par le compositeur lui-même, ce « lyrisch-phantastisches Spiel » met en musique le défi lancé aux dieux par les volatiles, qui, à l’instigation de Bonespoir et Fidèlami, dégoûtés de la corruption athénienne, érigent une sorte de cité idéale et contraignent l’Olympe à négocier. Braunfels s’écarte de la comédie antique : l’utopie se brise après que, sourds aux avertissements de Prométhée, les oiseaux ont été foudroyés par Zeus. Bonespoir et Fidèlami retournent parmi les hommes. Mais si le second, tel Papageno, retrouve son petit confort, le premier est transformé par ce qu’il a vécu, en particulier au cours d’une grande scène avec la Rossignole, sorte de Kundry bienfaitrice qui l’a initié aux secrets enchantements de la nature – un Tamino mâtiné de Parsifal, en somme.

Loin des audaces iconoclastes de son temps, Braunfels revendiquait l’héritage de la grande tradition allemande. La transparence mozartienne croise ici le leitmotiv wagnérien, Strauss, auquel on pense souvent, cohabite avec le Bach des cantates et des passions. Même si elle s’élargit et sinue, la tonalité constitue le socle d’une œuvre à l’orchestration aussi brillante que subtile, aux couleurs chatoyantes comme le plumage des oiseaux.

Entre le Bauhaus et Hopper

Dans un open space où chacun s’ennuie ferme devant son ordinateur, décor rappelant à la fois le Bauhaus et Hopper, on rêve d’une autre vie. De l’œuvre de Braunfels, Ted Huffman fait une parabole du mal-être contemporain et de l’asservissement capitaliste. La construction de la cité tient plutôt de la révolte sociale – un peu potache aussi. Mais quand le patron, sorte de Zeus dégradé, revient après les mises en garde d’un Prométhée éboueur, tout rentre dans l’ordre et l’on retourne à son écran. L’envol n’était qu’une illusion. Le metteur en scène dépoétise totalement l’oeuvre, lui enlève son mystère et ses sortilèges, en bannit la nature et ses parfums. Il tourne le dos à l’opéra initiatique où le compositeur voulait « porter à la scène le royaume illimité de la fantaisie ».  Convenons en tout cas que le propos, en soi, est cohérent, et que le spectacle fonctionne – à l’exception de la pantomime contorsionnée du second acte.

Reprochera-t-on à la direction de Sora Elisabeth Lee une certaine monochromie, de couvrir souvent les chanteurs ? Non, étant donné les circonstances. Et elle tient l’orchestre, avec un sens de la continuité dramatique, ce qui augure bien de sa carrière. S’il n’est pas sûr que Marie-Eve Munger et Tuomas Katajala ressuscitent le souvenir de Maria Ivogün et de Karl Erb,  ils forment un beau couple. Elle se joue des coloratures et des suraigus de la Rossignole, parfois proches de ceux de Zerbinette, qu’elle pare des séductions d’une ligne ciselée, avec un médium charnu. De lui, qui garde une émission assez souple pour ne pas éprouver un passage très sollicité par le rôle, on attendrait seulement un phrasé plus subtil dans les extases de leur rencontre, fortement marquée par Tristan. 

Voix et présence

Certes vocalement assumé, le Fidèlami de Cody Quattlebaum, peine à projeter le bas de la tessiture, alors que Josef Wagner campe un Prométhée de haute stature, entre prophète et titan, et que Christoph Pohl chante une Huppe très stylée. Et l’Aigle d’Antoin Herrera-Lopez Kessel, le Roitelet de Julie Goussot, beaucoup moins bien servis par la partition, imposent une voix et une présence. Malgré les masques, le chœur fait honneur au ramage des oiseaux.

Les Oiseaux de Braunfels. Strasbourg, Opéra du Rhin, le 19 janvier.
Prochaines représentations jusqu’au 22 février. 

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