Les trois opéras qui composent Il trittico de Giacomo Puccini (Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi) sont déjà assez rares sur les scènes lyriques, mais retrouver ces trois œuvres dans la configuration souhaitée par le compositeur est plus rare encore. Et pour cause : ils demandent une distribution très diversifiée de solides chanteurs, capables de supporter des rôles aux tessitures titanesques et au lyrisme débordant comme Michele ou Suor Angelica, mais ils traitent aussi et surtout de trois sujets radicalement différents. La Monnaie a choisi de relever le défi en confiant les clés de cette triple production au metteur en scène allemand Tobias Kratzer, qui respecte l'indépendance de chaque ouvrage tout en insérant quelques liens ou allusions bienvenues pour unifier l'ensemble.

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Il tabarro à La Monnaie
© Baus

En premier lieu, la tragédie glauque d’Il tabarro, qui décrit la descente aux enfers d’un couple sur fond de misère sociale ouvrière, adopte ici les codes du comic book américain, noir et crasseux. Comme une planche de bande dessinée, la scène est divisée en quatre espaces aux couleurs tranchées, évoquant les quais, l’extérieur et l’intérieur de la péniche qui tient lieu de décor. Ces « vignettes » dialoguent astucieusement, permettent de structurer les lieux de socialisation et d’intimité et créent de la profondeur au décor. La simplicité des costumes et la crudité des lumières de Bernd Purkrabek accentuent encore davantage l’aspect « tragédie du quotidien » qui suinte de cet opéra.

En fin de soirée, le joyeux bazar de Gianni Schicchi apportera un véritable bol d’air frais après les atmosphères pesantes des deux précédents ouvrages. Inspirée de La Divine Comédie de Dante, cette farce est présentée comme un spectacle dans le spectacle : au fond de la scène, face à nous, s’assoit un public venant assister à la représentation de Gianni Schicchi qui aura lieu à l'avant-scène. Cette double représentation, qui rappellerait un épisode de sitcom américaine, met encore davantage en avant les ressorts comiques et les gesticulations grotesques des personnages. Et même en trouvant que la caricature du personnage de Gianni Schicchi va un peu trop loin, on est emporté sans effort dans le tourbillon de drôlerie et d’inventivité proposé par les interprètes.

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Gianni Schicchi à La Monnaie
© Baus

Entre ces deux bijoux de mise en scène, le drame religieux de Suor Angelica paraît en revanche légèrement terne. Dépouillée de décors, cette production est construite autour d’un support vidéo projeté sur un mur de briques blanc. Ces images tiennent en même temps le rôle de narrateur et de décor, annonçant les sept séquences qui découpent l’opéra et représentant différents espaces du couvent. Cette proposition n'est cependant pas des plus pertinentes lorsqu’elle nous montre des événements passés ou ayant lieu en parallèle de l’action, nous détournant de la scène pour des événements anecdotiques voire inutiles.

Sur le plan musical comme sur le plan dramaturgique, cette grande fresque puccinienne prend forme à la manière d'une symphonie classique, comme le suggère Alain Altinoglu dans le programme de salle : Il tabarro adopte l'allure d'un Allegro sinistre, Suor Angelica est un Andante religioso et Gianni Schicchi conclut sur un Presto grimaçant. Pour faire dialoguer ces trois entités aux univers éloignés, le metteur en scène Tobias Kratzer insère des motifs reparaissants. Ainsi, dans Il tabarro, lorsque Michele s’isole dans la chambre conjugale, il allume la télé pour regarder un « épisode » de Gianni Schicchi, comme on regarderait simplement un épisode de Friends. L’esthétique de comics noir d’Il tabarro est littéralement transposée en bande dessinée que liront en cachette deux sœurs dans Suor Angelica. Enfin, avant sa mort dans Gianni Schicchi, Buoso Donati écoutera sur un tourne-disque la déchirante scène de fin de Suor Angelica. Ces éléments, assez percutants pour qu’on les apprécie mais assez subtils pour ne pas prendre trop de place, font de cette production un véritable tour de force sur le plan de la construction dramatique.

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Suor Angelica à La Monnaie
© Baus

Au sein d'une distribution fournie, Adam Smith est la véritable révélation de cette soirée : fort de son timbre solaire et brillant, le jeune ténor britannique sait percer avec insolence le mur orchestral sans toutefois délaisser la ligne et les nuances les plus subtiles. Les rôles de Michele et de Gianni Schicchi, aux antipodes l’un de l’autre, trouvent une incarnation quasi parfaite en Peter Kálmán, le baryton-basse hongrois au timbre métallique laissant toutefois apparaître quelques légères fragilités dans les extrêmes de la tessiture. Corinne Winters accuse quant à elle davantage de turbulences vocales en Giorgetta comme en Suor Angelica. Sa voix, certes chaleureuse, manque de brillant et se laisse trop souvent déborder par l’orchestre. Du reste de ce plateau vocal pléthorique, on retiendra certainement les excellentes incarnations d’Annunziata Vestri, dont l’éclat vocal soutient admirablement l’autorité ou la folie, ainsi que les puissantes interventions de Tineke Van Ingelgem.

Il faut également saluer l’extraordinaire interprétation d’Ouri Bronchtiremplaçant Alain Altinoglu (souffrant) à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie. Sous sa direction, la musique de Puccini a toute sa largeur, sa puissance mais également sa poésie, comme lors de l’intervention du violoncelle solo au début de Suor Angelica. On admire également la précision et la justesse des équilibres et des tempos qui permettent aux trois ouvrages de se développer librement. Brillante dans sa dramaturgie et solide dans son exécution, cette production fascinante nous permet de redécouvrir avec émerveillement ce trésor presque oublié du répertoire lyrique.

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