Sont-ce les trois coups qui retentissent dans l’Opéra national du Rhin plongé dans l’obscurité ? Non. Le lever de rideau révèle une silhouette qui joue au basket dans le vaste rond central d’un terrain dénudé, arène où s’affronteront bientôt les Jets et les Sharks jusqu’à ce que mort s’ensuive. Si une quantité de (magnifiques) jeux de lumière viendront apporter relief et profondeur de champ au drame, il n’y aura guère plus de décors dans ce West Side Story dépouillé, lancé par Barrie Kosky au Komische Oper voilà bientôt dix ans et présenté pour la première fois à Strasbourg ce dimanche. Seuls un étal, un lit, un escalier métallique meubleront le cadre d’une intrigue qui se passe à Manhattan – mais le peu de signes distinctifs new yorkais fait qu’on pense naturellement à d’autres métropoles, d’autres quartiers, d’autres banlieues. West Side Story est une histoire qui n’a pas vraiment de « side ». C’est une histoire circulaire, comme ce rond central qui devient plateau tournant, catalyseur de la rencontre de Tony et Maria lors du bal ; comme ce cycle de haine et de violence qui enferme les deux bandes rivales sur elles-mêmes ; comme ce « Gee, Officer Krupke », numéro de fou furieux lors duquel les Jets ironisent sur leur destin sans issue, dans un jeu virtuose chorégraphié au millimètre par Barrie Kosky et Otto Pichler.

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West Side Story à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

La collaboration entre le metteur en scène et le chorégraphe donne lieu à une telle osmose sur le plateau, une telle puissance dramatique qu'on se rend vite à l'évidence : cette production est de celles, très rares, qui révèlent l'essence et les potentialités d'une œuvre trop peu explorée jusqu’à présent, et qui provoquent ainsi un choc unique dans une vie de spectateur. Avant ce dimanche, avait-on déjà pu pleinement apprécier West Side Story en France ? Chacun aura sa réponse mais la question se pose. Laissons de côté les adaptations cinématographiques de Robert Wise et Steven Spielberg qui ont l’immense mérite d’avoir fait – et de faire encore – rayonner la pièce de Leonard Bernstein, Jerome Robbins, Arthur Laurents et Stephen Sondheim bien au-delà de son Broadway natal ; elles ne remplaceront jamais le spectacle vivant. De même, il est difficile de considérer comme une référence le premier enregistrement studio de l’œuvre par Bernstein en 1985, le compositeur s’étant lui-même considérablement éloigné de l’esprit initial de sa création dès lors que sa story ne se trouvait plus dansée dans le West Side mais figée face aux micros… Quant aux Danses symphoniques extraites de l’œuvre, si elles sont extrêmement populaires et intégrées au répertoire de bien des orchestres français, elles pâtissent d’une présentation déconnectée de leur contexte dramaturgique – et sont bien souvent transformées en morceaux festifs joués sourire aux lèvres, alors même qu’il s’agit de fragments d’une tragédie bouleversante, plus proche de la violence du Sacre du printemps que des entrechats guillerets d’un Fred Astaire.

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West Side Story à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

Tous ces arbres cachant la forêt, on oublie donc que West Side Story est un chef-d’œuvre complexe, métissage du musical et du drame lyrique, très rarement présenté sur scène… Et quand il l’est (comme dernièrement à La Seine musicale en 2017), c’est souvent en suivant uniquement les grosses ficelles de Broadway, en sortant les robes à froufrous et en surlignant les clichés américains.

C’est pourquoi Kosky et Pichler frappent fort : en débarrassant l’ouvrage de ses oripeaux datés (les costumes se résument à des tenues noires et des tatouages tribaux), le tandem offre un regard neuf qui respecte le rythme de l'œuvre originale (mise en scène formidable de clarté dans « Tonight ») tout en bâtissant de nouveaux ponts. Et si l'Orchestre Symphonique de Mulhouse manque parfois d'allant et de swing sous la direction attentive de l’expérimenté David Charles Abell, il montre toute la solidité et l'implication nécessaires pour faire ressortir l'expressionnisme d'un Berg et la sècheresse motorique d'un Stravinsky dans ce monde d'une noirceur implacable.

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Madison Nonoa (Maria) et Mike Schwitter (Tony)
© Klara Beck

Il y a aussi du Wagner dans cette ambition d’œuvre d’art total où la danse, le chant et le jeu d’acteur font corps comme rarement. D'autant que la distribution est totalement convaincante. Les solistes épatants sont tous à saluer, tant ils montrent une maîtrise idéale de tous ces arts : Madison Nonoa fait une Maria à la voix solaire, Mike Schwitter un Tony ô combien touchant, Amber Kennedy une Anita d'un charisme exceptionnel. Mais la palme revient au collectif : la fluidité des mouvements, des gestes, des regards, le naturel des répliques et du chant font qu’il est impossible de distinguer les comédiens des jeunes choristes et des danseurs du Ballet local. Révélation de la saison, ce West Side Story incarné jusqu'à la moelle est à voir, à revoir, à programmer et à reprogrammer.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.

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