Ce que fait le chef Antonino Fogliani avec l’Orchestre de la Suisse Romande est à l’opposé du péplum grandiloquent qu’évoque généralement Turandot. Au fur et à mesure de la représentation se dessine plutôt un souci de la miniature. Une véritable nostalgie affleure lors du trio de Ping, Pang et Pong « Ho una casa nell’Honan » et l’on sent ici la volonté chez Fogliani de hisser l’utilisation des gammes pentatoniques davantage comme un outil musical avant-gardiste que comme un simple effet d’exotisme. Ressortent des instruments, des timbres, comme quelques percussions à la fin du « Nessun dorma » ou les trompettes sur le « Non piangere, Liù » souvent inaudibles. Ce choix de l’intime et ce soin au détail s’éclaireront rétrospectivement, comme si toute l’interprétation musicale de ce Turandot avait été construite depuis le finale (ici celui de Luciano Berio), dont l’écriture pointilliste traversée de citations de Wagner, Mahler et Schönberg offre un cachet moderne à l’œuvre de Puccini pour progressivement se dissoudre dans l’obscurité.

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Turandot au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

Si le kitsch est évité dans la fosse, on y plonge allègrement sur scène. Une structure posée sur une tournette se présente comme un gigantesque terrarium à plusieurs entrées. Là-dedans évoluent les chœurs et là-dessus sont projetés des effets vidéo et des lasers crées par teamLab, « collectif artistique interdisciplinaire (…) réuni autour de l’exploration des synergies entre art, sciences, technologie et nature ». Ici, une mer abstraite submerge le plateau. Là, un motif vaguement chinois se déforme lentement. Finalement un motif psychédélique en 3D conclut l’œuvre ; à la sortie du Grand Théâtre, nous retrouverons exactement la même animation dans la devanture nocturne d’un célèbre joaillier voisin… L’image devient une pub séduisante, esthétique, projet bankable s’il en est. Un plateau de théâtre ne fonctionne pourtant pas comme un espace d'exposition dans un musée : temps et espace s'y conjuguent différemment dans une dramaturgie qui doit servir l'œuvre.

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Turandot au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

Puis ce conte chinois est transformé en univers sado-masochiste, une formule vue et revue, où les danses pseudo-figuratives testostéronées de mâles alphas vaillamment musclés (chorégraphiées par Tim Claydon) rivalisent avec les propositions de costumes manga-abstracto-cubisto-fantasy-kitsch (de Kimie Nakano). Tout cela, bien sûr, sous couvert de lutte #MeToo, peut-on lire dans l’entretien avec le metteur en scène Daniel Kramer… La direction d'acteur est hiératique dans une profusion de latex, plexi, hémoglobine et autres plastiques. À l’heure des productions éco-responsables, cette débauche de moyens et d’effets visuels sans aucune cohérence de propos donne la nausée. L’entertainment gratuit, bête et méchant est total lorsqu’à la résolution des énigmes, des confettis sont libérés sur le public ! Quid d’une forme de distanciation ou d’une cohérence dramaturgique à cette juxtaposition d’effets ?

Côté voix, Ingela Brimberg (Turandot) et Teodor Ilincăi (Calaf) témoignent plus d’une même usure que d’une maîtrise de ces deux rôles exigeants. Le chant n’est fait que de notes projetées sans nuance, à pleine poitrine, autour d’un vibrato excessif qui peine à trouver des lignes mélodiques. Les attaques sont sèches, les différents registres vocaux absents, la prononciation de l'italien douteuse. Les rôles secondaires s’en sortent un peu mieux, le trio formé par Simone Del Savio (Ping), Sam Furness (Pang) et Julien Henric (Pong) étant peut-être le meilleur passage vocal de la soirée. Francesca Dotto offre dans sa Liù une présence théâtrale que les autres n’ont pas, mais son air « Signore, ascolta ! » et sa mort peinent à passer la rampe émotionnelle. En ressort un flou vocal synonyme du kitch ambiant.

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Turandot au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

On repense alors à de précédentes productions vues cette saison, et l’on se dit que côté mise en scène, le kitsch a décidément la cote à l’opéra. Tous les moyens semblent bons pour appâter le chaland. Mais l’opéra n’y perd-il pas des plumes dans l’opération ? Entre l’expérience IMAX ou 3D des cinémas et l’univers des concerts pop dans les zéniths, l’opéra essaie de se faire une place en imitant les codes de ces autres pratiques artistiques dans un monde où, en terme de moyens de production, il ne fait assurément pas le poids. Faire appel à une équipe venue du Japon pour croiser quelques lasers en front de scène questionne. Les techniciens d’une Mylène Farmer font assurément cela bien mieux. À ce petit jeu, la course est perdue d’avance. Quelle est l’ambition de politique artistique derrière ce geste d’appropriation ? Cette quête (légitime) d’un public plus large prend hélas une forme toujours plus aguicheuse, par tous les moyens, aux dépens d’une exigence et de véritables risques artistiques. Triste fin de saison pour le Grand Théâtre de Genève.


Le voyage de Romain a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.

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