Le projet de cette Salomé donnée au Grand Théâtre de Provence semble avoir été construit autour d’Elsa Dreisig, rôle-titre bien différente des Salomé habituelles : exit dans cette production la lolita ou autre femme fatale. La metteuse en scène Andrea Breth, le chef d’orchestre Ingo Metzmacher et Elsa Dreisig ont travaillé conjointement à composer toute la candeur, l’innocence et la pureté d’une jeune fille de seize ans, fidèle à celle de la pièce d’Oscar Wilde (base du livret de Richard Strauss). Avec sa nuisette blanche dans un univers entièrement noir, elle est un double à la lune immense qui apparaît et se cache en fond de scène comme pour censurer ou révéler les envies et désirs de l’héroïne. « Soleil, je te viens voir pour la dernière fois » dirait Phèdre, autre Salomé diurne qui doit se cacher des astres pour agir et vivre son amour interdit. Le page ne nous dit-il pas en ouverture d’opéra que « ce soir la lune ressemble à une femme sortie d’un tombeau » ?

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Salomé au Festival d'Aix-en-Provence
© Bernd Uhlig

Le pari de cette Salomé juvénile est fort intéressant. Quand elle demande la tête de Jochanaan, assise sur un coin de la table du repas, bras le long du corps, regard vide face public au lointain, ce n’est pas la femme manipulatrice qui parle mais bien l’adolescente fille de roi qui veut, sur un simple caprice, la tête du prophète. Le résultat est glaçant. La voix féline et si fraîche de la soprano se coule à merveille dans cette interprétation ! Qui l’eût cru ? Ce n’est pourtant pas du tout la voix que l’on se fait du rôle. Une voix presque blanche au début de l’opéra, qui se déploie au fur et à mesure pour offrir finalement des aigus éclatants sans jamais s’écarter de son soprano mozartien, incarnant une conviction pure qui confine ainsi à la folie lorsqu’elle demande une dernière fois : « Gib mir den Kopf des Jochanaan ! » (Donne-moi la tête de Jochanaan). L’interprétation d’Elsa Dreisig est ici de haut vol.

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Salomé au Festival d'Aix-en-Provence
© Bernd Uhlig

Ce pari n’aurait pu être tenu sans le travail subtil du chef Ingo Metzmacher à la tête de l’Orchestre de Paris, entre immobilité et surgissements, rétention et libation, onirisme et rationalité. Il fallait à tout prix accompagner – et ne pas couvrir – cette voix moins wagnérienne qu’à l’accoutumée. « Pour diriger Strauss, il faut garder la tête froide, retrouver le calme au cœur de la tempête » nous dit le chef dans le programme de salle. Cette autopsie musicale nous fait toucher l’horreur du bout des doigts : à l’ouverture du monologue de Salomé, les angoissants coups d’archets, brefs et incisifs, sont dignes des meilleures pages d’un Bernard Hermann dans Psychose. Il en est de même des accords du finale quand l’ordre est donné de tuer Salomé. Revers de la médaille, cette approche rationnelle de l’ouvrage ne peut empêcher une mise à distance du propos : la célèbre Danse des sept voiles se révèle plus intellectuelle et introspective que tentation et désir.

L’illustration scénique de cette mise à distance serait le voile de tulle posé en front de scène, barrière émotionnelle entre le spectateur et ce qui se passe au plateau. Breth prend soin d’isoler chacune des scènes dans des propositions qui relèvent autant d’un parcours symboliste nocturne que de références picturales (Caspar Friedrich et Deux hommes contemplant la lune, Vinci et La Cène, Cranach l’Ancien et Le Festin d’Hérode…). S’ajoute un jeu à la gestuelle d’apparence codifiée pour un résultat qui relève de la noirceur surréaliste d’un Magritte. Dans ce tableau déstructuré, la danse des voiles fait apparaître des doubles de Salomé en lien avec Jochanaan ou Narraboth, comme un inconscient refoulé de la femme-adolescente.

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Salomé au Festival d'Aix-en-Provence
© Bernd Uhlig

Mais, dans ce cryptage surréaliste, quelques tics de mise en scène désuets alourdissent le propos. Ainsi des scènes-tableaux jouées au ralenti ; ainsi Salomé qui tente de séduire avec quelques jeux de jambes aguicheurs un Jochanaan maladroitement apparu depuis une trappe du plateau, dans une scène qui s’éternise. Il faut dire que le décor de Raimund Orfeo Voigt n’a rien de très séduisant avec des praticables noirs montés sur vérins, ouvrant des trappes au plateau et dissimulant difficilement le dessous de scène par des pendrillons… Enfin, l’univers psychiatrique de la dernière séquence est un autre gimmick souvent présent dans les travaux de la metteuse en scène, et participe au sentiment de froideur dans une soirée somme toute bien sage et conventionnelle, au regard de la Résurrection de la veille.

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