Création de Woman at Point Zero au Festival d’Aix-en-Provence : l'éducation à la liberté

Xl_womanatpointzero2rjeanlouisfernandez_026 © Jean-Louis Fernandez

Dès son arrivée à la tête du Festival d’Aix-en-Provence en 2019, Pierre Audi a tenu à redonner une place à l’Orient dans sa programmation. Les Mille Endormis tendait le micro à Israël et à la Palestine, tandis que L'Apocalypse arabe vu l’année dernière s’intéressait au sort historique du Liban. Woman at Point Zero, en création mondiale au Pavillon Noir, nous plonge en Égypte, à travers l’entrevue d’une psychiatre et d’une détenue condamnée pour meurtre. Le livret de Stacy Hardy, d’après le roman éponyme (1975) de la féministe Nawal El Saadawi, reconstitue les moments forts d’une interview menée par la réalisatrice Sama, et surtout des fragments de vie qui ont mené la prostituée Fatma à poignarder son proxénète. Ce récit de l’accumulation, paré d’extraits sonores d’un documentaire sur les prisonnières égyptiennes dans une situation similaire à celle de Fatma, brosse en toile de fond le terrible portrait de la condition féminine dans le monde arabe, condamnant un système où les puissants et les modestes se partagent la responsabilité de violences psychologiques ou physiques avec un degré plus ou moins élevé de cynisme.

Fatma commence son récit par une enfance de souffrance à la campagne. Excisée et battue, observatrice de la mort de ses frères et sœurs et du silence meurtri de sa mère, elle se réfugie à la mort de ses parents chez son oncle au Caire. Si ce dernier commence à lui apprendre à lire et l’envoie en internat pour son enseignement primaire et secondaire, il abuse d’elle et la marie de force à un sexagénaire violent à l’âge où elle souhaite effectuer des études supérieures. La fuite est l’unique recours contre des institutions patriarcales complices. Elle rencontre alors une travailleuse du sexe qui l’initie au métier en l’exploitant, mais c’est en devenant indépendante qu’elle goûte enfin à la liberté qui lui avait été niée depuis sa naissance. D’autres menteurs se placent sur son chemin, jusqu’à l’oppression de trop, celle d’un proxénète qui la harcèle et recevra un coup de couteau mortel. Sama se reconnaît progressivement dans le témoignage de Fatma. L’échange renforce les positions d’abord contenues des deux protagonistes, pour converger dans l’identification mutuelle.

Équipe artistique presque exclusivement féminine, co-construction du livre et de la musique : le travail sur ce spectacle rejoint la démarche des deux personnages de Woman at Point Zero. La compositrice Bushra El-Turk élabore sa deuxième partition d’opéra (après avoir traité des crimes d’honneur perpétrés sur les femmes) en amoncellements ponctuels et en voix solistes (chant et instruments). Elle mentionne dans le programme de salle que l’intérêt réside dans « ce qui se passe entre les notes, davantage que les notes elles-mêmes ». La musique s’insère dans les trous de dialogues jusqu’à s’ériger en chorégraphie rhétorique. Elle est aussi un moyen de « démisérabiliser » une histoire qui, sur le papier, pourrait sembler pesante si elle n’avait pas ce filtre mélancolique d’une instrumentation colorée et du temps qui passe. L’Ensemble Zar, en mélangeant violoncelle, accordéon, duduk du Caucase, kamânche d’origine perse, sho japonais et daegums coréens, produit une espuma de sons complémentaires, lovée dans la battue résolue de Kanako Abe. Les atmosphères pensent et parlent sans jamais se marcher dessus, et une des prouesses de la cheffe est de coordonner les sons enregistrés et les sons générés par l’instrumentarium. La mise en scène de Laila Soliman (ancienne artiste de l’Académie du Festival) évite malheureusement de proposer un regard sur la connivence qui s’installe entre les deux femmes. Le livret ne réussit pas particulièrement à esquisser le personnage de l’intervieweuse autrement que par acquiescement, mais la relation de découverte qui devrait directement nous sauter aux yeux reste sagement dans une certaine froideur. Dima Orsho (Fatma) propose une incarnation vertigineuse, qui attendrit son émission dans la confiance et l’orientation des phrases. Munie d’un timbre flatteur, Carla Nahadi Babelegoto verrouille cependant sa voix et perd en rigueur de placement et de jeu, ce qui va à l’encontre de la documentariste qui souhaite en savoir plus sur son invitée.

Thibault Vicq
(Aix-en-Provence, 10 juillet 2022)

Woman at Point Zero au Festival d’Aix-en-Provence 2022, les 10 et 11 juillet au Pavillon Noir

Production LOD muziektheater Gand

Coproduction Festival d’Aix-en-Provence, All Arias Festival (Desingel Antwerpen, Opera Ballet Vlaanderen, Concertgebouwe Brugge, Muziektheater Transparant & LOD muziektheater), Royal Opera House Covent Garden, Shubbak Festival London, Britten Pears Arts, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg

Crédit photo © Jean-Louis Fernandez

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