Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Festival d’Aix-en-Provence / Grand Théâtre de Provence
- 12 juillet 2022
Andrea Breth met en scène "Salome" de Strauss au Festival d'Aix...
© bernd uhlig

L’édition 2022 du Festival d’Aix-en-Provence visite notre histoire culturelle dans une tentative de meilleure compréhension de notre contemporanéité. Ainsi le projet Résurrection où Romeo Castellucci interprète la Deuxième Symphonie de Mahler met-il le spectateur face au troublant réel dont la terre n’est plus image plate sur écran lumineux qui en atténue l’impact mais sensation en trois dimensions dont on ne saurait fuir la brûlante précision, sauf à lui tourner délibérément le dos. En parlant à notre sensibilité, c’est la solidarité entre humains qu’interroge l’artiste italien, laissant dire à la musique le peu qu’il reste de cette belle aptitude lorsque les responsables politiques refusent l’aide à ceux qui fuient l’adversité et que nous l’acceptons, puisqu’en démocratie ces décisions sont celles d’hommes élus dont les actes expriment la volonté du plus grand nombre – c’est dans les charniers que le démocrate cultivé du premier quart du XXIe siècle accueille l’exilé s’il n’a pas la même couleur de peau, s’il n’est pas financièrement indépendant, etc.

De même l’Idomeneo de Satoshi Miyagi conjugue-t-il finement poésie et critique en peuplant la mythologie dont s’emparèrent les créateurs du temps des Lumières d’autant de fantômes dont les bras se concluent en ramures sylvestres. Des utopies des Lumières, le monde d’après donné à rêver par quelques semaines de réclusion ne s’inspire absolument pas, il faut bien le reconnaître, et c’est, au contraire, dans la pire radicalisation du monde d’avant que nous l’avons engagé. Dans l’une et l’autre de ces propositions, l’époque sinistre, que nous vivons en aveugles volontaires éblouis par de futiles verroteries, est adroitement confrontée à une dimension spirituelle dont la profondeur, à en croire certaines recensions, choque plus que le pire cautionné par cette nonchalance bêtasse et jouisseuse – « Le monde veut de la distraction mais il faut le perturber » disait Thomas Bernhard (Minetti, 1976).

À bien réécouter les prophéties proclamées par Jochanaan, tenu captif parce que sa parole dérange, trouble, peut-être même risque de réveiller les dormeurs forcenés qui l’enferment, on mesure ô combien l’annonce d’une apocalypse en demeure le principal sujet. Ce monde tout de corruption n’est plus viable, il faut en changer, semble-t-il brâmer dans un état de conscience modifié par l’illumination la plus noire. Dans sa mise en scène, Andrea Breth, dont une nouvelle fois nous saluons les approches subtiles [lire nos chroniques de Jakob Lenz, Das Gehege et L’ange de feu], s’attache précisément à ce climat de catastrophe imminente plutôt qu’aux affres d’une famille ou à ses intrications bibliques. Encore n’est-il guère question de religion dans cette ronde des désirs où fait loi la pulsion scopique, fort clairement avancée par le livret. Sous une énorme lune, presque écrasante, se rencontrent les destins de Narraboth, de Jochanaan et de Salome – par ordre de disparition. Avec la complicité de Raimund Orfeo Voigt pour les décors et d’Alexandre Koppelmann quant à la lumière, Breth dessine l’insaisissable de la nuit, le frémissement de tous les possibles sous le rayonnement nacré de l’astre, l’affleurement d’une invasive irrationnalité. Le dispositif scénographique déplace des cellules dans la vastitude de l’espace nocturne, jusqu’à la table du banquet, cène à laquelle la jeune princesse refuse de paraître sous l’œil superstitieux d’un tétrarque fébrile. Jamais l’accent ne sera mis sur l’habituelle lubricité du beau-père dans cet abord plus investi des émois érotiques de l’adolescente – Oscar Wilde lui donnait seize ans, quand les sources anciennes situent son âge entre dix et douze –, livrant sous un jour avantageux le visage du prophète, les robustes colonnes de son cou, la poigne avec laquelle il chasse l’intruse de sa prison.

Le choix de confier le rôle-titre à Elsa Dreisig se révèle judicieux quant à la crédibilité visuelle, le jeune soprano incarnant idéalement l’ardent affolement provoqué par l’attirance pour l’homme fervent dont le texte vante tant la voix, le cheveu, le regard. En but à une partition qui convoque un format vocal plus consistant, la bonne idée s’arrête là. Et c’est tout le problème de cette œuvre qu’ici nous touchons : la suavité et la plénitude qu’attend l’oreille contredit la gracilité physique qui plait aux yeux. Au pupitre d’un Orchestre de Paris dont l’excellente santé ne fait aucun doute, Ingo Metzmacher s’ingénie à soigner un équilibre fragile, fixant la balance sur cet étalon-là, mais si l’on se rend moins compte des limites de la chanteuse, beaucoup des chatoiements instrumentaux s’en trouvent abandonnés.

L’ensemble du plateau vocal satisfait plus certainement, chacun étant parfaitement utilisé dans l’emploi qui lui convient. On y apprécie le phrasé gentiment amené d’Allen Boxer (Erster Soldat), la robustesse ambrée de Sulkhan Jaiani (Zweiter Soldat, Fünfter Jude), la couleur généreuse de Philippe-Nicolas Martin (Zweiter Nazarener), l’éclat sûr de Léo Vermot-Desroches (Erster Jude) et l’impact incisif de Kristofer Lundin (Zweiter Jude). Grégoire Mour orne les ensembles d’une musicalité bien venue (Vierter Jude) quand le baryton islandais Kristján Jóhannesson se révèle précieux Liedersinger (Erster Nazarener, Kappadozier).

Dans le sextuor de tête, Carolyn Sproule convainc aisément quant à la voix, mais son Page s’avère assurément trop féminin, plaçant le spectateur dans le dilemme inverse de celui que nous décrivions pour Salome, par-delà les costumes qu’Alexandra Charles actualise dans l’époque de création de l’opéra. On retrouve avec bonheur en Herodias Angela Denoke, autrefois grande Salome, ici toute concentrée sur un chant qui n’a que faire des extravagances auxquelles s’adonnèrent tant d’artistes, et la voix fulgurante de John Daszak dans un Herodes dont longtemps l’on se souviendra. Deux voix s’imposent comme des cadeaux : celle du ténor Joel Prieto, qui prête à Narraboth une souplesse inouïe mise en service d’un chant infiniment nuancé, doté d’un aigu flamboyant, et celle du baryton-basse Gábor Bretz, Jochanaan évident dont le grain caresse autant que fait autorité la puissance.

En sortant de Grand Théâtre de Provence vers 21h45, une rousseur bleutée nimbe la ville. La lune progressant vers un maximum qu’elle atteindra dans vingt-six heures, c’était bien un soir pour Salome.

BB