Chroniques

par bertrand bolognesi

A kékszakállú herceg vára – De temporum fine comœdia
Le château de Barbe-Bleue – La comédie de la fin des temps

opéras de Béla Bartók et de Carl Orff
Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 2 août 2022
Le château de Barbe-Bleue (Bartók) à Salzbourg par Romeo Castellucci (2022)
© salzburger festspiele | monika rittershaus

Du temps a passé depuis nos derniers émois au, beaucoup de temps. Trois étés plus tôt, l’aventure s’était pour nous conclue par la Médée de Cherubini, dans la production de Simon Stone [lire notre chronique du 16 août 2019]. Passé le plus dur de la pandémie, et peut-être juste avant le retour des restrictions – au Covid-19 fait suite la poxvirose simienne à laquelle succèderont vraisemblablement d’autres affolements sanitaires –, c’est avec joie que nous retrouvons le festival d’Hugo von Hofmannsthal, de Richard Strauss et de Max Reinhardt. Un couplé inattendu fait l’objet de notre première soirée, l’actuelle intendant Markus Hinterhäuser, le metteur en scène italien Romeo Castellucci et le chef d’orchestre grec Teodor Currentzis ayant assemblé deux œuvres qui ne se ressemblent en rien : Le château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et La comédie de la fin des temps de Carl Orff.

Après le bref Prologue curieusement prononcé en langue anglaise, dans une emphase assez maladroite, précédé de pleurs d’enfant brutalement interrompu puis des cris de détresse d’une femme, salle et scène de la Felsenreitschule sont plongées dans une totale obscurité, celle de la forteresse « froide et sombre », dit le livret de Béla Balázs, d’un prince plus qu’inquiétant. Au pupitre du Gustav Mahler Jugendorchester, Currentzis cultive le mystère au fil d’une lecture infiniment nuancée qui, à elle seule, recèle d’innombrables dangers. Un fin travail de couleur se conjugue à la vigueur d’une tension continue, d’abord discrète, presque larvée, puis de plus en plus autoritaire – celle du drame, tout simplement. Aux voix d’alors se déployer, selon ce modèle en ce qui concerne la Judit d’Aušrinė Stundytė qui ne dévoile pas d’emblée ses immenses moyens, tout récemment applaudis à Munich [lire notre chronique de Die Teufel von Loudun]. Défendant avec un engagement remarquable et généreux l’option de mise en scène, le soprano lituanien fait évoluer le personnage depuis le choc de la mort du nourrisson – omniprésent sur la scène, son cadavre fait le jeu de diverses manipulations, voire d’un rite –, jusqu’à l’épiphanie sado-mystique, pourrait-on dire, aboutissement d’un subtil duel où l’on ne sait qui domine et possède l’autre. À l’inverse, le Kékszakállú de Mika Kares, remarqué dans le rôle au disque l’an dernier [lire notre critique du CD], impressionne par le calme, la puissante projection, toujours égale, et une grande maîtrise qui sème le doute sur l’économie d’un couple dont chacun semble ici responsable de la dérive – de quoi mourut l’enfant, nul ne saura.

Réinventant une esthétique gothique, Castellucci n’encombre sa conception que de flammes et de supports variés pour les accueillir. Loin de chercher à représenter ce que cachent chacune des portes, il résume drastiquement leur ouverture à quelque nouvel embrasement que reflète l’eau du sol, lac de larmes dès lors considéré au pied de la lettre. Moins littérale, pourtant, se révèle l’idée d’écrire ICH en lettres de feu, peu avant l’issue de l’acte, suggérant dès lors quelque sacrifice qui demeure secret. Pour finir, telle celle de Dukas, la dernière épouse quitte le manoir, selon un procédé de théâtre qui invite une suite.

Qui a-t-il de commun entre A kékszakállú herceg vára et De temporum fine comœdia ? Rien, a priori. Ainsi passons-nous après l’entracte de l’opéra symboliste de Bartók à l’étrange messe païenne scandée d’Orff, les maîtres d’œuvre de la production appuyant précisément ce contraste entre les deux œuvres. Créé en 1973 à Salzbourg par Herbert von Karajan (qui n’en dirigea que la première, laissant la baguette à un confrère pour la suite des représentations), ce tableau choral en trois parties (chanté en latin, en grec et en allemand) qui prend pour sujet le retour de Lucifer dans la grâce de Dieu n’avait guère plu à la critique. On peut imaginer qu’illustrer la fin du monde put susciter des interrogations dans le surgissement de la crise pétrolière et de la panique de l’Occident. Près de quarante ans plus tard, c’est immanquablement aux désastres commis pas l’homme que l’on pense, qu’ils s’appellent incendies de forêts ou épizooties, telles celles qui migrèrent sur lui-même qui en favorisa le développement.

Sur un pavage antique se tient pendant une heure et demie un déchaînement rythmique dont la pauvreté, fermement scandée par la fosse et les artistes du Chœur musicaAeterna, plombe désespérément la tentative visuelle de Castellucci – à son habitude, il signe également costumes, décors et lumières, confiant la chorégraphie à Cindy Van Acker. Disons-le tout de go : l’œuvre de Carl Orff, révisée en 1981, peu avant qu’il décède, ne provoque qu’abattement et désintérêt. Bien qu’intriquant Barbe-Bleue et Judith en ultime imploration rédimante, l’inventivité de la mise en scène n’en peut mais, et nous en sortons totalement épuisés.

BB