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Bartók et Orff en chambre noire

Salzburg
Felsenreitschule
07/26/2022 -  et 31 juillet, 2, 6, 15, 20* août 2022
Béla Bartók : A kékszakállú herceg vára, opus 11, Sz. 48, BB 62
Carl Orff : De temporum fine comœdia

Ausrinė Stundytė (Judith, alto), Mika Kares (Barbe‑Bleue), Helena Rasker (Prologue), Nadezhda Pavlova, Elizaveta Shveshnikova, Taxiarchoula Kanati, Frances Pappas, Elene Gvritishvili, Eleni Lydia Stamelou, Elena Gurchenko, Taxiarchoula Kanati, Irini Tsirakidis, Helena Rasker (Sibylles), Gero Nievelstein (Anachorète), Christian Reiner (Lucifer), Sergei Godin (ténor)
musicAeterna Choir, Vitaly Polonsky (chef de chœur), Bachchor Salzburg, Benjamin Hartmann (chef de chœur), Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, Wolfgang Götz (chef de chœur), Gustav Mahler Jugendorchester, Teodor Currentzis (direction musicale)
Romeo Castellucci (mise en scène, décors, costumes, lumières), Cindy Van Acker (chorégraphie)


(© Monika Rittershaus)


Romeo Castellucci peine à laisser apparente l’architecture historique du Manège des Rochers de Salzbourg. Déjà pour Salomé, en 2018, il avait fait obturer toutes les loges du mur de scène, transformant ces trois rangées d’ouvertures taillées à même le roc en une paroi de granit uniformément lisse. Et cette fois c’est tout le mur qui disparaît, entièrement occulté par des tentures noires. La forte individualité du Felsenreitschule s’en trouve gommée, le lieu ne restant plus caractéristique que par son exceptionnelle largeur.


Large rideau de scène opaque au début, obscurité complète dans la salle et dans la fosse. Quelques cris de bébé étouffés, rapidement tragiques, asphyxiques, suivis des sanglots d’une mère éplorée, résonnent étrangement dans le silence ambiant, juste avant que la chanteuse Helena Rasker vienne déclamer les quelques phrases du Prologue, devant le rideau. Un texte traduit en anglais, ce qui permet, pour une fois, d’en comprendre la teneur : « Il est un conte. Que l’on raconte. On dit : "Il était une fois...". Et, comme en songe, l’on revoit, mesdames, messieurs... [...] Espoirs, chimères, lointains mystères. Que nous apporte celui‑ci ? Que nous apprend ce vieux récit, mesdames, messieurs ? »


L’éclairage de la fosse s’allume discrètement, et Teodor Currentzis lance les premiers accords, en maintenant les musiciens de l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler dans des nuances continuellement étouffées, demi‑teintes dont cette exécution du Château de Barbe‑Bleue se départira rarement. Le rideau de scène s’ouvre, mais on ne discerne toujours rien, les voix émergeant d’une obscurité qui reste totale encore pendant plusieurs minutes, avant que ne s’allume brutalement un rai enflammé vertical, le premier d’une succession de torchères géométriques, manifestement alimentées au gaz, d’après l’odeur qui finit par envahir toute la salle, et qui tantôt se déclencheront tantôt s’éteindront doucement, à divers endroit du plateau. Les visages des chanteurs ne sont éclairés que par un subtil système de projecteurs de poursuite, Castellucci imposant aux deux interprètes un jeu allusif, surtout centré sur les émois de Judith, en plein deuil d’un enfant perdu, exerçant sur Barbe‑Bleue tous les moyens de pression psychologique possibles. Les seuls moments de détente et de tendresse du couple restent assez strictement chorégraphiés, allusions à de multiples danses de salon (rock, tango, menuet...). Du reste, Barbe‑Bleue existe-t-il vraiment, ou n’est-il qu’une projection mentale ?


Aucune restitution visuelle au premier degré de ce que révèlent les portes dont Judith exige successivement les clés, si ce n’est en osant quelques démarquages très physiques, à même le corps de l’héroïne. Dont une troisième porte – celle qui en principe dévoile les joyaux et trésors de Barbe‑Bleue – où Judith s’affaire exclusivement à retirer lascivement une série de culottes superposées, qu’elle porte sous sa longue chemise... (Castellucci a‑t‑il pensé aux Bijoux indiscrets de Diderot ?). Le propos reste continuellement morbide, ce que la constante présence d’un cadavre d’enfant en bas âge ne fait qu’accentuer. On pense souvent à la production conçue en 2010 par Barrie Kosky pour l’Opéra de Francfort, dont Castellucci reprend même à la lettre l’une des idées les plus originales (la veste de Barbe‑Bleue, qui tout à coup se met à dégouliner longuement de larmes, comme une fontaine). A Salzbourg aussi le drame est dépouillé, mais plus esthétisant, ce qui n’amoindrit pas sa formidable intensité, et, comme toujours avec Castellucci, il est d’une parfaite finition technique. Y compris le maniement de l’eau qui inonde le plateau, élément qui ne se révèle que progressivement, à mesure que Judith vient s’y tremper en longues reptations torturées, et bien sûr la virtuosité dramatique des éclairages, pénombre interrompue par un seul et bref plein feux violent, réservé au moment stratégique où Judith extorque à Barbe‑Bleue sa dernière clé.


La soprano lituanienne Ausrinė Stundytė suit à la lettre les indications du metteur en scène, mais aussi celles du chef, qui lui impose de contenir souvent sa projection aux limites de l’audible. Des contorsions censées augmenter la tension dramatique, mais qui jouent au détriment d’une caractérisation vocale du rôle qui pourrait prendre une toute autre ampleur. De même la constante obstination de Currentzis à étouffer l’orchestre en nuances très faibles et sombres, afin de mieux faire exploser certains paroxysmes ensuite, tourne souvent au maniérisme, encore qu’avec une incontestable efficacité à ces moments‑là. Mika Kares se tire mieux du piège de cette direction intrusive, encore qu’avec un timbre dépourvu de la somptuosité de certains grands Barbe‑Bleue historiques.


Long entracte ensuite, pendant presque une heure. Moins en raison des exigences scénographiques de Castellucci, que du fait d’un changement complet d’instruments, l’orchestre de De temporum fine comœdia étant radicalement différent de celui, conventionnel, du Château de Barbe‑Bleue : peu de cordes (juste les couleurs sombres de quatre altos et huit contrebasses), beaucoup de vents et un énorme arsenal de percussions, pianos, harpes... Il doit falloir effectivement beaucoup de temps pour un tel déménagement, surtout au Felsenreitschule, où absolument tout, instruments et éléments de décor, ne peut passer que par une seule et même petite porte latérale, du côté gauche du plateau.



(© Monika Rittershaus)


Créé le 20 août 1973, sous la direction d’Herbert von Karajan, au Grosses Festspielhaus tout juste voisin, De temporum fine comœdia est le dernier ouvrage de Carl Orff. A l’époque, pour cette monumentale allégorie archaïsante, d’une fin du monde annoncée par sibylles et anachorètes, le succès public fut au rendez‑vous, mais la débauche de moyens requise a manifestement dissuadé la plupart des théâtres de s’y aventurer ensuite. Seul un festival de l’envergure de Salzbourg peut encore s’y risquer aujourd’hui, Markus Hinterhäuser pouvant de surcroît compter sur le formidable savoir‑faire de Romeo Castellucci pour rendre l’événement marquant. Un pari à notre avis gagné, même si la violence et les accents répétitifs bruts de l’ouvrage peuvent continuer à rebuter. Plutôt que renâcler devant l’austérité apparente du matériau, mieux vaut essayer de se laisser prendre, par ces mélopées chantées et parlées, tantôt en latin, tantôt en allemand, par ces ostinati lancinants mais peu variés (les plus célèbres Carmina Burana sont d’une incroyable diversité en comparaison), voire par l’impact quasi charnel des voix, l’équipe de chanteurs réunie par Teodor Currentzis faisant valoir quelques timbres très impressionnants, surtout parmi les sibylles.


Elargissant beaucoup le champ, par rapport à sa vision très concentrée du Château de Barbe‑Bleue, Romeo Castellucci reste ici manifestement dans son élément, ambiance rituelle de mystère médiéval revu par un esthétisme baroque très italien, enchaînement d’images d’une grande beauté plastique, tableaux vivants minutieusement travaillés, parfois sur d’énormes mouvements de foule, avec l’appui sans doute décisif de la chorégraphe Cindy Van Acker. Toute la largeur de la scène est exploitée, et on reste souvent ébahi par le soin apporté à chaque détail, la coordination de l’ensemble restant continuellement impeccable. Même perfection du côté de l’orchestre, d’un constant dynamisme, la juvénilité des musiciens y contribuant sans doute, mais avec là, quand même, une réserve de taille, quant aux multiples inserts auxquels procède Currentzis, intermèdes manifestement sans aucun rapport, pour qui connaît un peu le style de Carl Orff, avec la partition d’origine. Currentzis est coutumier de ce genre de tripatouillages, mais qui là deviennent d’autant plus discutables que le programme de salle n’en fait aucunement mention. Renseignements pris, il s’agit d’«  improvisations insérées entre chacun des trois volets de l’œuvre, le temps d’effectuer des changement de décor, ces séquences ayant été mises au point collectivement au cours des répétitions », mais on peut aussi continuer à s’interroger sur les modifications de la séquence conclusive, en principe un canon très dépouillé confié à seulement quatre altos, et qui ici n’apparaît au mieux qu’en filigrane, noyé dans un halo choral douillet et planant, absolument hors sujet. Faire passer ces interminables délayages post‑modernes, voire dénaturations, pour une interprétation littérale de la partition est d’autant plus inacceptable que l’impression d’ennui que nombre de spectateurs n’auront pas manquer de souligner, au cours de cette longue seconde partie, leur est au moins en partie imputable.



Laurent Barthel

 

 

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