Astarto de Giovanni Bononcini au Festival d'Innsbruck

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Si l’on veut parler d’un véritable Européen dans la musique, bien avant notre actuelle construction, ce serait Giovanni Bononcini qui en porterait le sceptre. Né à Modena (tiens donc, Pavarotti et Freni aussi…) il a été maître de chapelle à Bologne, Milan, Rome, Berlin, Londres, Paris et Lisbonne, pour finir ses jours à Vienne. Qui dit mieux ? Chanteur, violoncelliste et compositeur, il était à Londres le rival de Händel : le fameux castrat Senesino et le soprano Margherita Durastanti qui ont créé beaucoup des grands succès du Saxon, étaient au départ les artistes de Bononcini, que Händel séduira, soit au prix de bons sequins, soit à celui de son talent génial… Les deux furent les protagonistes de la création d’Astarto à Londres en 1720 après une première à Rome en 1715. Les auteurs du livret étaient Apostolo Zeno et Pietro Parlati, mais pour la version londonienne, celle reprise ici, ce sera Paolo Rolli qui signera l’adaptation. Tout simple, on ne s’étonnera guère que l’intrigue en soit inextricable…

La version présentée cette année au Festival d’Innsbruck a été un pur bonheur. Il est impossible de détacher un protagoniste de la soirée, à tel point chacun des intervenants a trouvé la manière de faire ressortir sa propre personnalité artistique et de servir autant la musique que l’art visuel. Stefano Montanari, à la direction orchestrale, a su revivre la tradition ancienne en dirigeant parfois du violon, qu’il joue avec une passion communicative, ou parfois avec ses mains d’un geste sobre et efficace. Le brillant résultat de la première doit énormément à son engagement, mais aussi à son savoir-faire, à sa connaissance des voix et à sa flexibilité. Son ensemble baroque Enea, romain, est absolument à l’aise dans une musique qui leur parle comme une vraie langue maternelle : nuances, couleurs, tempêtes, moments drôles discrètement soulignés, un continuo aussi discret qu’imaginatif (par Salvatore Carchiolo et Simone Ori), tout est à l’avenant : parfait. La mise en scène est signée par Silvia Paoli. Si son travail n’a pas été unanimement accepté (quelques huées ont accueilli son salut), il me semble qu’elle a apporté un regard très intelligent sur une pièce à imbroglios multiples dont la construction dramatique est parfaitement inadaptée à notre vision actuelle du théâtre, principale raison de la permanence de ces chefs d’œuvre dans l’oubli. Sa création visuelle consiste en offrir au spectateur une comédie pendant que l’auditeur écoute une tragédie. Et comme cette tragédie se joue fondamentalement sur les coulisses du pouvoir, sur les exactions et abus de toute sorte de puissants de ce monde, elle nous fait penser très vite à la tragicomédie que représentent de nous jours les jeux du pouvoir. De Londres à Moscou, de Riad à Washington, nous assistons en voyeurs à un spectacle désolant qui nous ferait rire aux larmes si les risques d’une apocalypse n’étaient pas si proches… Des clins d’œil permanents, soit aux condottieri mussoliniens, à Fellini, à Chaplin et son grand dictateur, aux clichés publicitaires et j’en passe, attirent notre regard en permanence vers une nouvelle trouvaille à mettre en exergue avec le drame chanté. Elle ajoute deux rôles muets habillés en joueurs de base-ball, parfois sbires, parfois tortionnaires ou simples réservoirs de la stupidité humaine la plus accomplie et salutaires pour le jeu de scène et pour la réflexion, mais l’ensemble est désopilant. Du côté des chanteurs, du bonheur aussi : la mezzo-soprano estonienne Dara Savinova incarne une Elise royale, la voix est belle à souhait, le chant est raffiné et brillant, l’actrice élégante et communicative. Quoi d’autre ? Le soprano roumain Ana Maria Labin joue un des deux « Hosenrolle » : Agenore, le frère de Sidonia. Elle est scintillante, émouvante et sait nous faire sourire quand le veut la scène. Nino, l’autre rôle travesti, est joué par le soprano italien Paola Valentina Molinari. Elle construit un personnage au départ ingrat mais qui va « in crescendo », son chant est élaboré et réfléchi, son jeu passe par un éventail d’images et d’émotions qui nous tiendra en haleine tout le long de la soirée. Le soprano chypriote Theodora Raftis, lauréate d’un précèdent concours Cesti à Innsbruck, campe une délicieuse princesse Sidonia habillée en sex-symbol à l’américaine. Sa composition est l’une des plus drôles de la soirée (et pourtant, la barre était haute…) mais elle cache mal ses excellentes qualités de cantatrice.

Le rôle-titre Clearco/Astarto, créé par le célèbre Senesino en 1720, est confié au contralto italien Francesca Ascioti. On a maintenant l’habitude d’entendre presque indéfectiblement des contre-ténors pour les rôles d’alto masculins, ce qui est souvent fascinant. Mais écouter une voix féminine qui chante pleinement est aussi un exercice lénitif, d’autant plus que l’orchestre de ce soir était bien rempli et sonnait parfois avec une plénitude toute majestueuse. Ascioti est une artiste admirable, autant par la qualité de son chant que par son talent d’actrice. Les coloratures sont étincelantes, la tessiture ne lui pose pas le moindre problème ni dans l’aigu ni dans le grave, ses cadences sont imaginatives et les émotions bondissent. On a hâte de la réentendre. Il faut aussi mentionner spécialement la basse italienne Luigi De Donato : impressionnant. Dans l’un des airs avec violoncelle « obbligato » (l’autre est confié au personnage de Nino), ses coloratures fusent à une vitesse inhumaine, mais avec une précision d’horloger. La voix est incroyablement sonore et il est extrêmement expressif, mais il nuance avec une telle richesse de couleurs qui peut parfois leurrer sur ce point. Le Festival a fait un très bel effort de production, mais il n’aura connu que deux représentations, ce qui suscite la réflexion sur les difficultés que rencontre encore de nous jours l’opéra baroque. Innsbruck n’a pas lésiné sur les moyens et a ainsi redécouvert cette année un troisième opéra, le Silla de Carl Heinrich Graun.

Xavier Rivera

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, le 25 août 2022.

Crédits photographiques : Birgit Gufler

 

 

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