Le Vaisseau fantôme à Bayreuth : la vengeance du Hollandais

- Publié le 29 août 2022 à 12:10
Si le spectacle de Dmitri Tcherniakov déconcerte, Elisabeth Teige domine une distribution soudée dans l’excellence, sur laquelle veille Oksana Lyniv, première femme à diriger sur la colline sacrée.
Le Vaisseau fantôme de Wagner

Conformément à une habitude trop souvent répandue, Dmitri Tcherniakov met en scène l’Ouverture du Vaisseau fantôme sans se soucier le moins du monde de ce que raconte la musique. Sur une place publique, à une époque proche de la nôtre, on assiste donc aux retrouvailles torrides entre une femme et son amant – on apprendra plus tard qu’il s’agit de Daland. Il l’abandonne et elle finit par se pendre sous les yeux de son petit garçon. Plusieurs années plus tard, le gamin a bien grandi : c’est le Hollandais, qui revient dans la même ville pour punir Daland en séduisant sa fille.

Remplacer la malédiction du protagoniste par un désir de vengeance : celle-là, on ne nous l’avait pas encore faite ! Virtuose dans l’art du mouvement et la peinture des caractères, Tcherniakov redouble certes d’habileté pour tenter de faire entrer la narration dans son concept. Mais l’œuvre y résiste, car cette lecture va évidemment à l’encontre de son sens profond – la faute originelle, c’est le Hollandais qui la commet, non Daland.

Au feu !

Pas à un contresens près, le metteur en scène supprime aussi le thème, pourtant central dans la dramaturgie wagnérienne, de la rédemption par l’amour. A la fin, la vieille Mary, on ne sait pourquoi, abat le Hollandais d’un coup de fusil ; Senta reste seule, alors que la ville est la proie des flammes – belle image, certes, mais c’est Le Vaisseau fantôme, pas Le Crépuscule des Dieux. Quant à l’élément marin, il est également absent, en contradiction, là encore, avec le texte et la musique ; on ne verra donc ni navire, ni océan déchaîné, mais seulement d’austères constructions de briques dont la disposition change au gré des différents tableaux.

Passons sur cet amas d’invraisemblances, pour louer plutôt l’excellence de la distribution. A un bémol près cependant, car Thomas Johannes Mayer ne convainc pas totalement ; le timbre est certes superbe, le style châtié, mais il manque à ce Hollandais une once de muscle et de volume pour élever ses noirs tourments jusqu’à la panique et l’effroi. La Daland de Georg Zeppenfeld est en revanche idéal, faisant passer dans son ample legato l’onde bienfaisante de l’amour paternel, tempérée par quelques justes accents de fourberie.

Match au sommet

Entre les deux ténors, le match se joue au sommet, si bien qu’Attilio Glaser, Pilote au lyrisme solaire, est à deux doigts d’éclipser le bien prénommé Eric Cutler qui, malgré un  timbre un rien plus terne, plonge de tout son être dans la passion amoureuse d’Erik, mêlant à parité flamme et délicatesse. Sur la plus haute marche, Elisabeth Teige, remarquée deux jours plus tôt en Freia dans L’Or du Rhin, hisse haut les voiles d’un grand soprano gorgé de sucs, rehaussant sa ballade par toutes les nuances imaginables de couleurs et sentiments, avec un souffle, une incandescence dans les phrasés, où s’entend le vacillement de l’âme auquel son fol amour mène Senta.

Première femme à diriger à Bayreuth – elle sera suivie dès l’année prochaine par notre Nathalie Stutzmann nationale – l’Ukrainienne Oksana Lyniv montre d’indéniables qualités dans la conduite du drame, avec de l’allant et ce qu’il faut de fluidité aux enchaînements. Quelques subites prises de risques dans les tempos mènent parfois à de légers décalages entre fosse et plateau, en particulier lors des scènes de foule – où le chœur de Bayreuth n’usurpe pas sa légendaire réputation. Manquent surtout un soupçon de démesure dans l’architecture, une tendance au cataclysme, pour soulever vraiment les tempêtes wagnériennes.

Le Vaisseau fantôme de Wagner. Festival de Bayreuth, le 27 août.

.

Diapason