A Bruxelles, Nathalie Stutzmann électrise La Dame de pique

- Publié le 12 septembre 2022 à 12:27
À la déconvenue que procure le spectacle de David Marton s’ajoutent les faiblesses du plateau, rachetées par une direction musicale qui fait souffler le grand vent des passions sur le chef-d’œuvre de Tchaïkovski.
La Dame de pique, Bruxelles

Au début de cette nouvelle Dame de pique présentée à la Monnaie de Bruxelles, le rideau s’ouvre sur un plateau où seul trône un piano à queue. Entre un virtuose en habit (Alfredo Abbati) qui s’installe devant l’instrument, puis fait signe à la cheffe (Nathalie Stutzmann), comme s’il s’apprêtait à jouer un concerto. Pendant le Prélude, le musicien s’endort et se met à rêver : l’opéra peut commencer.

Au premier tableau, on ne verra pas le chœur d’enfants jouant aux petits soldats : on les entendra à travers un poste radio crachotant, alors que les adultes se bouchent les oreilles. Il est vrai que les paroles guerrières que chantent les gamins (« Nous sommes tous rassemblés pour faire reculer les ennemis de la Russie ») sont, dans le contexte actuel, difficilement audibles.

Misère esthétique

Elles ne l’étaient pas davantage à l’époque où les pays de l’Est luttaient pour se débarrasser du joug communiste. Et c’est justement dans ce contexte historique (qu’il a bien connu, puisqu’il est né en Hongrie en 1975) que David Marton situe l’ouvrage. Décors délabrés, costumes moches, tout évoque la misère esthétique des républiques soviétiques ; bien loin des splendeurs de la Russie tsariste, bien loin de la nouvelle de Pouchkine qui inspira Tchaïkovski.

Plus tard, le pianiste qui s’était endormi finira par se réveiller et, pour les nécessités du spectacle, se mettra à jouer des traits que le compositeur n’a jamais écrits, mêlés sans raison à l’orchestration. Non content de relire le livret au prisme de sa propre existence, le metteur en scène s’immisce donc dans la partition, au risque de commettre l’acte qu’il entend dénoncer – une forme d’impérialisme, artistique cette fois.

Incertitude

Qui est-il, d’ailleurs, ce pianiste : un double de Tchaïkovski ? De Marton lui-même – ce qui serait le comble du narcissisme –, puisque le programme nous apprend qu’il pratiqua l’instrument ? Le vieil homme muet que l’on aperçoit souvent serait-il donc son professeur de musique ? On ne sait, et ces incertitudes troublent d’autant plus la narration que la peinture des caractères comme la science des mouvements montrent assez peu de fulgurances, malgré l’agitation factice de quelques personnages qui semblent par moment pris de folie. Quand on entend se placer au-dessus de l’ouvrage que l’on met en scène, encore faut-il avoir les moyens de ses prétentions ; sans quoi, et c’est le cas ce soir, une forme de vanité prend inévitablement le dessus.

A cette déconvenue, s’ajoute celle que procure le plateau, alignant des voix dans l’ensemble trop légères. Certes, Dmitry Golovnin se jette de tout son être, et avec une indiscutable élégance, dans les tourments d’Hermann, mais l’étoffe manque d’épaisseur, l’aigu est sous tension. Si le toujours très stylé Jacques Imbrailo met ce qu’il faut de nuances dans son air, il craque quelques notes et ne possède surtout pas le grave de violoncelle qui fait les grands Yeletski.

Comtesse en charentaises

Charlotte Hellekant passe de la nostalgie à la joie de Pauline avec la même délicatesse, sans toujours parvenir à canaliser un vibrato désormais encombrant. Anne Sofie von Otter, malgré les charentaises et le sac en plastique dont on l’a affublée, compose un personnage d’une dignité exemplaire – par le chant, les attitudes –, mais sans l’effrayante opulence des plus illustres Comtesse.

Même si son volume reste modeste, la Lisa d’Anna Nacheava séduit par la pulpe du timbre et l’onctuosité des phrasés. Dans ce contexte, triomphe surtout le Tomski d’un Laurent Naouri dont la santé vocale n’égale que le fort caractère.

Incontestable victoire

Tant pis si l’orchestre de la Monnaie ne fait pas toujours preuve d’une précision exemplaire dans les attaques. Car Nathalie Stutzmann pétrit une pâte sonore d’une irrésistible puissance, soulève les tempêtes, fait passer sur les trois actes le grand vent des passions que la mise en scène s’emploie à éteindre. C’est là sans aucun doute la plus incontestable victoire de la soirée – et une nouvelle étape dans l’ascension d’une cheffe que rien ne semble pouvoir arrêter.

La Dame de pique de Tchaïkovski. Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, le 11 septembre.

.

Diapason