Lakmé est une œuvre dont les retours sur scène restent relativement peu fréquents et dépendent beaucoup de la possibilité ou non de distribuer dans le rôle-titre une soprano capable de rendre justice aux prouesses vocales disséminées dans la partition par Léo Delibes. Après les performances marquantes de Natalie Dessay au tournant des années 2000, Sabine Devieilhe s’est imposée comme la titulaire incontournable du rôle, et mercredi soir encore à l'Opéra Comique, elle y a remporté un triomphe mémorable, s’appropriant magistralement toutes les facettes d’un rôle loin de se réduire à la seule pyrotechnie des fameuses clochettes…

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Sabine Devieilhe (Lakmé)
© S. Brion

La ligne de chant de Sabine Devieilhe, d’une grande pureté, échappe constamment au côté glacial et mécanique propre à certaines voix suraiguës : elle prend au contraire véritablement vie grâce à une sensibilité frémissante qui permet de rendre l’héroïne toujours touchante, et même bouleversante dans une mort d’anthologie : la reprise pianissimo de « Tu m’as donné le plus doux rêve », chantée à fleur de lèvres, tire les larmes. Côté technique, c’est à peine si l’on remarque que le suraigu est (peut-être) un peu moins rond, moins charnu qu’en 2014. Les vocalises, trilles, notes piquées et autres roulades sont effectuées avec une facilité déconcertante, et la chanteuse fait preuve par ailleurs d’une concentration à toute épreuve, notamment lorsqu’un nouveau type de « clochettes » vient accompagner son chant pendant l’air du même nom : ce soir, une interminable sonnerie de portable se fait entendre pendant le (très) long silence précédant la vocalise a cappella par laquelle commence la « Légende de la fille du Paria ». La chanteuse attend, imperturbable, que le spectateur ou la spectatrice daigne enfin éteindre son portable, et attaque son air avec une justesse dont on ne l’aurait pas crue capable après ces trente secondes de samba endiablée jouée par un téléphone déchaîné. Et elle fera preuve de la même concentration lorsque son air sera malencontreusement interrompu, quelques minutes plus tard, par une salve d’applaudissements ! Soprano, ou l’art de garder ses nerfs…

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Lakmé à l'Opéra Comique
© S. Brion

Stéphane Degout est quant à lui un Nilakantha en tout point exceptionnel, de style, de charisme, d’autorité vocale. Véritablement effrayant dans sa double incarnation physique et vocale (son cri « Vengeance » qui clôt le premier acte glace le sang !), il délivre un superbe « Lakmé, ton doux regard se voile », empreint de douceur et de tendresse, et sait également se faire idéalement insidieux dans ses appels au meurtre à la fin du deuxième acte. Frédéric Antoun, enfin, évite soigneusement toute émission en force, y compris dans l’aigu, et compose un Gérald tendre et fragile, très touchant dans ses duos avec l’héroïne.

La distribution des seconds rôles a été particulièrement soignée, avec un Philippe Estèphe qui parvient à donner une belle épaisseur au rôle un peu ingrat de Frédéric grâce notamment à un bel engagement scénique et une diction irréprochable. Ambroisine Bré est une luxueuse Malika, François Rougier un Hadji à la ligne de chant très élégante, et les trois Anglaises (Elisabeth Boudreault, Marielou Jacquard, Mireille Delunsch) forment un trio mieux chantant qu’à l’accoutumée.

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Lakmé à l'Opéra Comique
© S. Brion

La lecture de l’œuvre par Laurent Pelly et Camille Dugas (qui signe les décors) tient à distance toute forme de réalisme – et échappe donc au risque, toujours possible avec cette œuvre, d’un kitsch plus ou moins indigeste. Mais entre la lecture littérale et le dénuement austère et tristounet, il est un juste milieu (la stylisation esthétique) auquel le metteur en scène et sa décoratrice ne parviennent pas toujours, surtout au premier acte dont la scénographie est assez indigente. Tout s’améliore cependant aux actes suivants, notamment grâce aux belles lumières de Joël Adam – et surtout au jeu scénique des chanteurs, très efficacement réglé –, même si rien ne semble vraiment nouveau ; on éprouve même ici ou là une impression de déjà-vu, avec par exemple la présence d’une cage dans laquelle Lakmé est enfermée, ou la scène finale qui se joue en présence du chœur, semblant assister à un rituel mortifère…

Raphaël Pichon, le chœur et l’orchestre Pygmalion, enfin, séduisent dans un répertoire où on ne les attendait pas, avec une lecture de l’œuvre tout à la fois raffinée, poétique, dramatique, bref… opératique en diable. Voilà qui confirme que Raphaël Pichon est (aussi) un excellent chef de théâtre !

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