« Cherche les neiges d’antan » : c’est cette phrase, prononcée par la Maréchale lors du premier acte du Rosenkavalier, qui a inspiré la mise en scène de Damiano Michieletto présentée à La Monnaie. La dramaturgie de cette nouvelle production place au centre de l’intrigue ce personnage de femme noble et bienveillante, mariée de force il y a longtemps à un militaire viennois, et qui retrouve dans sa liaison avec le jeune Octavian la passion qui l’habitait naguère. Pour mettre en œuvre ce projet, la scène est construite en trois niveaux de profondeur : une avant-scène chichement meublée, la chambre de la Maréchale et enfin, à l'arrière-plan, une reproduction exacte de cette chambre. Ces trois espaces permettent de créer un dialogue entre l’action en cours, les souvenirs et les pensées du personnage et tout un univers de symboles surréalistes. Selon Michieletto, la thématique principale de l'ouvrage de Strauss est « la perception de l’écoulement du temps ». Il projette ainsi sur cette mise en scène la perception de la Maréchale, empreinte de nostalgie, de regrets et de passion.

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Der Rosenkavalier à La Monnaie
© Baus

L’atmosphère qui découle de cette production est légèrement douce-amère. L’omniprésence du blanc d’abord, symbole de pureté et témoin du temps qui passe, transforme le plateau en un cocon ouaté aux contours flous, donnant la sensation d'un rêve éveillé. Des draps de satin du lit aux lumières chaleureuses d’Alessandro Carletti, en passant par la musique délicieusement lyrique de Strauss, la tendresse ambiante paraît d’autant plus déchirante face à la détresse et la solitude de la Maréchale. La direction d’acteur est d’ailleurs une grande réussite : les personnages sont développés avec une grande humanité et l’on s’y attache avec un mélange d'affection et de fascination.

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Der Rosenkavalier à La Monnaie
© Baus

La puissance de l’évocation des souvenirs est certainement le tour de force de cette production. Grâce à la conception scénique, l’action se déroule parfois sur différents plans de narration. On voit et on ressent ainsi les puissantes émotions qui émanent des souvenirs de la Maréchale : sa déception lors de sa rencontre avec son mari, sa conscience douloureuse du temps qui passe ou le triste constat de sa solitude. Une fine chute de neige vient même régulièrement figer et cristalliser ces souvenirs touchants. On apprécie également le surréalisme et l’humour apportés par différents symboles. On retiendra ces corbeaux mal plumés porteurs de sombres présages, les horloges par dizaines que les personnages tentent d’ignorer ou d'interrompre sans succès ou encore, et avec plus d’étonnement, la fausse vache et les paysannes que le Baron Ochs tripote tout en parlant de ses fiançailles à venir, rappelant – à raison ou non – une expression populaire mêlant beurre et crémière.

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Der Rosenkavalier à La Monnaie
© Baus

Que dire de la direction d’Alain Altinoglu ? Aux côtés de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, il incarne la tempête des passions, la grande vague que convoque Richard Strauss tout au long de son opéra. Des cordes d’un lyrisme infini, des cors éclatants ou un hautbois enchanteur : tout est réuni afin de transcender le drame de Hofmannsthal. Le chef sait aussi apaiser les musiciens et les attirer vers des atmosphères plus transparentes, mais ce sont les passages les plus ardents qui subliment le mieux les qualités des forces bruxelloises, quitte à parfois négliger le plateau vocal.

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Der Rosenkavalier à La Monnaie
© Baus

C’est peut-être seulement sur ce dernier point que l’on peut formuler des réserves, à commencer par le rôle principal : sur le plan vocal, la Maréchale de Sally Matthews ne convainc vraiment pas, s’embourbant dans un vibrato très large, une élocution approximative et peinant à trouver la brillance d’un son qui lui ferait passer le « mur orchestral ». Malgré tout, elle nous emporte par la noblesse et la ferveur de son incarnation, évoquant une Maréchale que les années et la passion ont rendue vulnérable. On retiendra plus volontiers le duo truculent de conspirateurs d'Yves Saelens et Carole Wilson en Valzacchi et Annina, ou encore la duègne débridée de Sabine Hogrefe. Le Faninal de Dietrich Henschel, malgré une énergie contenue, manque quant à lui d’autorité. Ilse Eerens (Sophie), à l’instar de bon nombre de ses collègues dans cette production, fait ses débuts dans son rôle. Et quelle réussite ! La voix respire une santé éclatante, et ce en tout point de la tessiture. On trouve dans son timbre toute la candeur et la poésie du personnage sans jamais y sacrifier le lyrisme. Matthew Rose réussit également sa prise de rôle : on apprécie la nonchalance et le sourire gras qu’il imprime dans son Baron Ochs grondant, ricanant ou couinant pour le plus grand plaisir du public. Michèle Losier possède déjà plus d’expérience dans le rôle d’Octavian et même si l’on aurait souhaité légèrement plus de projection, on profite de toutes les qualités d’une artiste complète. Elle sait provoquer une empathie immédiate pour son personnage et la voix, tour à tour langoureuse ou tranchante, sied parfaitement à son personnage espiègle et charmeur.

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Der Rosenkavalier à La Monnaie
© Baus

La Monnaie offre donc une production enchanteresse, aussi bien sur le plan esthétique que dramatique, qui fait la part belle au grand lyrisme straussien et mène à la sublimation des sentiments mélancoliques. À l’instar de la Maréchale qui laisse finalement Octavian et Sophie à leur amour naissant, on quitte donc La Monnaie avec le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux.

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