La Tétralogie de Wagner au Staatsoper de Berlin : le bonheur est dans la fosse

- Publié le 7 novembre 2022 à 10:00
Modèle de transparence, de soutien, de densité, la direction de Christian Thielemann surplombe un Ring alourdi par les dérisions scéniques de Dmitri Tcherniakov.                                          
L'Or du Rhin

Dès qu’il réalisa, courant août, ne pouvoir diriger la Tétralogie montée par la Staatsoper de Berlin pour ses quatre-vingts ans, Daniel Barenboim sollicita Christian Thielemann, et personne d’autre. Certains perçurent immédiatement dans cet appel à la rescousse une manière de préparer sa succession, laquelle, en raison de l’état de santé du chef israélo-argentin, pourrait effectivement voir son processus enclenché plus tôt que prévu. Le fait est qu’aucun remplacement de chef n’avait, depuis la chute du mur, mis autant en transe les lyricomanes berlinois, et suscité chez les Philharmoniker aussi palpable nervosité.                                                                                       

Wotan en nuances, Brünnhilde en retrait

Côté voix, on retient d’abord le Wotan/Voyageur de Michael Volle : loin des garde-chiourmes aboyeurs, il évolue, dès L’Or du Rhin et plus encore dans La Walkyrie puis Siegfried, avec aisance entre vulnérabilité et majesté, autorité et renoncement. Andreas Schager, grâce aux prévenances de Thielemann, ne force pas son métal dans Siegfried et arpente Götterdämmerung en un grandiose crescendo. Une fois passé le premier acte de La Walkyrie où le Siegmund poussif de Robert Watson semble quelque peu la brider, la Sieglinde de Vida Miknevičiūtė libère toute sa fougue, avec une impressionnante sûreté. La Fricka de Claudia Mahnke, le  Mime de Stephan Rügamer, l’Alberich de Johannes Martin Kränzle, le Hagen de Mika Kares sont adéquatement assortis et calibrés. Bémol de taille – moindre toutefois que le Loge hors-sujet de Rolando Villazon – la Brünnhilde d’Anja Kampe, endurante mais au phrasé manquant de charme et de fluidité.                       

Dérision potache

Traiter le mythe dans sa vastitude n’intéresse pas Dmitri Tcherniakov. Il situe l’action – sans jour ni espace – dans un centre de recherche bunkérisé, avec ses laboratoires, ses néons, ses bureaux vitrés et cloisonnés. Après tout, pourquoi pas ? Sauf qu’à la trivialité autosatisfaite de la scénographie – Tcherniakov utilise le rideau de douche avec autant de brio que Warlikowski le bidet – répond une direction d’acteurs confondant, à partir de La Walkyrie, relief et tape-à-l’œil : Wotan, quand il se met en boule, fait valser les chaises à coups de tatane – audace, convenez-en, sans précédent. Dire que les « moments  gênants » pullulent n’est pas non plus exagérer : on pouffe autant au ravissement soubiresque de Brünnhilde devant l’Enchantement du feu qu’au meurtre de Siegfried version Deschiens.

La dérision potache par laquelle Tcherniakov s’emploie – exception faite du Récit et du Songe de Hagen – à saper la force de la dramaturgie wagnérienne ne serait point si grave si elle ne liquidait froidement allusion et poésie. On lui trouverait quelques excuses sur une scène reculée en quête de visibilité ; mais à la Staatsoper de Berlin, a fortiori pour ceux qui ont fait le voyage depuis le Canada ou l’Australie, n’y a-t-il pas de quoi l’avoir un peu saumâtre ?

La vigie Thielemann

Candidat à rien et indifférent aux rumeurs qui lui promettent le sceptre de Barenboim, le chef fait mieux que répondre aux attentes. Sa conduite si différenciée, si délicate sous ses dehors de fermeté, est en effet pour les musiciens de la Staatskapelle une authentique révélation. De la pédale de mi bémol ouvrant L’Or du Rhin à l’accord de bémol majeur refermant Le Crépuscule des dieux, Christian Thielemann est cette vigie qui anticipe, sent et réagit avant tout le monde, le bras qui libère tel soliste, ménage tel autre, le point de ralliement, enfin, d’un orchestre que nous n’avions jamais entendu afficher, dans cette acoustique notoirement ingrate, semblables équilibre et lisibilité. Par la clarté, la mobilité, l’ampleur de sa direction, il aura, avec une équanimité presque provocante, contrebalancé une mise en scène dont l’épate-bourgeois postmoderne rejoint l’académisme qu’elle prétend conjurer.

Der Ring des Nibelungen de Wagner. Berlin, Staatsoper unter den Linden, du 29 octobre au 6 novembre. Retransmission sur Arte à partir du 19 novembre.                                                                 .

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