En avant, la musique : « On purge bébé ! » de Philippe Boesmans

par

A La Monnaie, ces jours-ci, un « opéra de boulevard » se révèle être une excellente façon de célébrer la mémoire, de saluer l’importance de son compositeur, Philippe Boesmans, qui nous a quittés en avril dernier (et qui n’a pas eu le temps de mettre lui-même la dernière barre de mesure à l’œuvre, conclue en belle fidélité, en toute affection et reconnaissance, par Benoît Mernier).

C’est Philippe Boesmans lui-même qui a voulu mettre en opéra « On purge bébé ! » de Georges Feydeau. Un peu à la manière de Giuseppe Verdi, concluant, quasi au même âge, toute une vie de tragédies par l’énorme farce de Falstaff : ainsi donc On purge bébé ! après La Passion de Gilles, Reigen, Wintermärchen, Julie, Yvonne, Princesse de Bourgogne. Le Feydeau est une toute petite pièce, un peu comme les griffonnages qu’ont laissés certains grands peintres sur un bout de papier, une œuvre « en marge ». Monsieur Follavoine entrevoit le couronnement de sa carrière de porcelainier : livrer des milliers et des milliers de pots de chambre à l’armée française… des pots de chambre incassables, prétend-il. Mais c’est sans compter avec un problème domestique « d’envergure » (du moins, c’est ainsi que sa femme le considère) : Bébé « n’est pas allé », bébé est constipé, il faut donc purger bébé ! Voilà qui suffit à déclencher la mécanique-Feydeau avec le surgissement du militaire responsable des achats, qui est, c’est un lieu commun du genre, « cocu, cocu, cocu », et de sa femme accompagnée de son « cousin », son amant en fait.

Ce qui m’a touché, c’est comment ce petit opus d’à peine une heure vingt apparaît comme une synthèse bienvenue d’un immense parcours : les citations, les évocations d’œuvres anciennes, leurs dépassements dans des échappées personnelles, une parfaite maîtrise des tonalités et atmosphères du genre, une distance toujours préservée par rapport aux grands épanchements (on les vit, mais ils ne sont pas perte de soi dans l’émotion). Et quelle excellente initiative de Richard Brunel, le metteur en scène, de projeter, au moment des saluts, une grande photo de Philippe Boesmans nous adressant un bel au revoir souriant du fond du plateau.

C’est donc la musique que l’on retiendra essentiellement de ce projet. Bassem Akiki a fait sienne la partition de Philippe Boesmans, qu’il illustre au mieux avec l’Orchestre Symphonique de La Monnaie. Jodie Devos (Mme Follavoine) et Jean-Sébastien Bou (Mr Follavoine) se réjouissent de faire valoir ces qualités lyriques qu’ils déploient dans les grandes œuvres du répertoire… à propos de « constipation », de « pots de chambre », de « purge », ou pour une litanie de « cocu, cocu, cocu ». C’est aussi savoureux que virtuose. Carlos Natale (Chouilloux le militaire), Sophie Pondjiclis (Mme Chouilloux) et Jérôme Varnier (Truchet l’amant) jouent aussi très bien ce jeu-là. Accompagnés par bébé-bébé (Aurelio Gamboa Dos Santos) et bébé-taille adulte (Tibor Ockenfels).

Scéniquement cependant, un problème se pose, que l’on pourrait caractériser ainsi : une représentation de vaudeville ou de théâtre de boulevard doit aller au grand galop, sinon cela risque de devenir lourd et insistant. C’est là que « le problème lyrique » se pose : la musique, elle, a besoin de temps, d’espace. On le sait, les plus grandes scènes tragiques durent : on met du temps à mourir à l’opéra. C’est un petit bémol à cette production que cette lenteur nécessaire à la musique contradictoire avec l’exigence de célérité du propos théâtral (cela se vérifie particulièrement dans la très/trop longue scène de comparaison des villes de cure efficace contre « l’entérite relâchée »). Malgré ses bonnes idées de scénographie et de mise en scène, Richard Brunel ne peut résoudre vraiment la contradiction. Mais, dans cette histoire-là, Philippe Boesmans est bien vivant !

Stéphane Gilbart

Bruxelles, La Monnaie, le 16 décembre 2022 

Crédits photographiques :  Jean-Louis Fernandez

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.