Sonya Yoncheva est Fedora en direct du Metropolitan Opera
C’est à une nouvelle œuvre du répertoire vériste que s’attelle le metteur en scène écossais après de très nombreuses collaborations avec le Met, dont Adriana Lecouvreur en 2019, opéra qui partage avec Fedora à la fois son courant artistique et son librettiste, Arturo Colautti. L’histoire de Fedora est issue de la pièce du même nom, écrite par Victorien Sardou, auteur qui inspirera également les librettistes de Tosca. Dans les deux œuvres, le rôle au théâtre fut interprété par Sarah Bernhardt.
L’intrigue centrée autour du rôle-titre requiert en effet une interprète à toute épreuve, qui ne quitte quasiment jamais la scène, dans une atmosphère toujours intimiste et pesante car les émotions sont vives et condensées dans le temps. Au premier acte, l’intérieur richement meublé d’un appartement russe, dont les murs rouges et noirs sont couverts d’une galerie de portraits et d’icônes orthodoxes est le théâtre de la mort du tout jeune fiancé de la princesse Fedora Romazov. C’est le point de départ de l’opéra, l’acte le plus court, celui d’un assassinat dont il faut trouver l’auteur. A ce pesant préambule succède la légèreté de la valse parisienne au second acte, après un changement de décor, salué par le public new-yorkais, qui dégage tout l’arrière de la scène pour laisser la place à un escalier sur lequel trinquent les convives de la princesse, qui a quitté Saint-Pétersbourg pour Paris afin d’y traquer le suspect principal du meurtre. Du premier acte subsiste quelques discrets panneaux de décor rouges et noirs, comme pour rappeler à Fedora les murs qui ont vu expirer son amant. Forte de sa détermination, celle-ci parvient à convier à sa réception le comte Loris Ipanov, s’arrange pour le séduire, bien que de réels sentiments naissent entre eux, et finit par lui faire avouer le crime. L’œuvre a pour originalité d’intégrer un long duo uniquement accompagné au piano (interprété sur scène par Bryan Wagorn), la tension dramatique s’intensifiant à mesure que le récital se transforme en démonstration virtuose, jusqu’à l’acmé correspondant à l’aveu du meurtre. Les invités partis et Fedora restée seule, elle rédige une lettre de dénonciation qui part aussitôt puis, à la faveur d’un interlude orchestral, elle retrouve en vision le fantôme de son amant, avant que Loris ne revienne et lui dévoile les raisons de son crime : il a tué pour venger son honneur, sa femme ayant eu une liaison avec le fiancé de Fedora. A l’acte III, nouveau décor et nouveau pays, dans une maison dont l’immense balcon surplombe les Alpes Suisses sur une toile de fond, le nouveau couple, de blanc vêtu, mène une vie paisible jusqu’à la terrible nouvelle : le frère de Loris, accusé de complicité, est mort en prison tandis que sa mère est elle morte de chagrin. Fedora, ayant cité le frère de Loris dans sa lettre est responsable des deux morts. Elle finit par avouer et s’empoisonne de désespoir sous les yeux de Loris, dans une scène finale abrupte et inattendue.
La proposition scénique, respectueuse de l’esprit et de la période du livret, tire sa force d’images marquantes et intelligemment structurées par les lumières d’Adam Silverman, tandis que les costumes créés par Brigitte Reiffenstuel apportent autant leur juste touche de froid russe dans les manteaux à fourrure du premier acte que de frivolité parisienne dans les plis de satin des robes à tournure de l’acte II.
À la tête de l’Orchestre du Metropolitan Opera, Marco Armiliato dirige avec expérience, engouement et précision la partition alternant légèreté, sons flûtés et virevoltants et tons plus graves, soutenus par les cordes, y apportant profondeur et théâtralité, toujours en grande cohésion avec les chanteurs.
Les quelques seconds rôles forment une galerie de personnage très convaincus, à l’image du cocher de Jeongcheol Cha, témoignant du meurtre de son maître d’une voix caverneuse bien ancrée empreinte d’une émotion sincère et habitée. Dans un autre registre, de voix et d’emploi, le Dimitri de la mezzo Laura Krumm apporte une touche de juvénilité et d’innocence au début du spectacle, entrain et énergie partagés dans les brefs échanges entre Tony Stevenson (Désiré), Rocky Eugenio Sellers (Nicola) et Brian Vu (Sergio) en introduction, précis et identifiables grâce à des timbres caractérisés. Lucia Lucas campe l’officier de police Gretch, mesuré mais juste dans ses interventions.
Du côté des rôles plus conséquents, le duo formé par Rosa Feola et Lucas Meachem, respectivement Olga et De Siriex, l’une comtesse et l’autre ambassadeur fonctionne à plein : l’une pétillante et colorée, déployant un timbre séduisant sur toute la ligne, sachant jouer à merveille d’un souffle sûr pour nuancer son interprétation dans “Il Parigino e comè il vino”, justement agrémenté de quelques regards joueurs et d’une diction plus que précise pour cette italienne de naissance. L’autre, en homme élégant et posé, offre le juste opposé vocalement et scéniquement, avec une voix riche en harmoniques aigus qui résonne bien dans le masque avec panache, à la projection précise et au souffle maîtrisé.
Enfin, le deuxième duo de la soirée, plus attendu, trouve une forme d’homogénéité dans le style, impliqué dès les premiers instants et se jetant à corps perdu dans le drame. En Loris, Piotr Beczala entame ainsi son premier air “Amor ti vieta” comme un tour de force, quitte à forcer sur sa voix, parfois altérée dans sa justesse par un vibrato très prononcé. Le chanteur ne nuance sa prestation qu’au dernier acte où il se montre plus à l’aise dans les moments plus sombres et trouve des appuis plus sûrs que dans les longs legato d’amour intervenant plus tôt dans la soirée. Sa voix semble empreinte d’un sanglot perpétuel, qui traduit peut-être le remord d’avoir tué et qui traduit en tout cas l’implication totale de l’interprète.
Dans l’éprouvant rôle-titre, Sonya Yoncheva (comme récemment à La Scala de Milan) emploie tout le spectre vocal de sa tessiture avec assurance et majesté, de graves poitrinés à des aigus ouverts, mais sa voix au timbre moiré est marquée elle aussi d’un vibrato très présent, qui la détache un peu d’elle-même, bien que celui-ci s’atténue au fil des actes. Son allure altière et froide campe un personnage déterminé mais parfois en dépit d’une interprétation plus humaine et poignante, qu’elle touche cependant du doigt à la toute fin de l’œuvre, moment où elle dévoile totalement sa palette dramatique, en interprète expérimentée.
Le public new yorkais réserve une ovation à l’ensemble de la distribution et même un beau bouquet de fleurs à Sonya Yoncheva. Quelques applaudissements spontanés surviennent dans la salle de cinéma où le public semble heureux d’avoir découvert un opéra peu donné sur les scènes mais dont l’intrigue recèle bien des surprises et possibilités.
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