Sur le pont malgré tout : un Tristan à l’improviste au Théâtre du Capitole

- Publié le 8 mars 2023 à 14:50
Sur le pont malgré tout : un Tristan à l’improviste au Théâtre du Capitole
Jour de grève. Sans orchestre, le spectacle ne peut se donner comme prévu, mais Tristan & Isolde est maintenu à flot par de valeureux chanteurs et au clavier le chef de chant du Capitole.

On a pu l’espérer. Dix minutes avant le lever du rideau, les musiciens sont dans la fosse, mais pas tous, et trop d’instrumentistes à des postes-clés dans l’orchestre wagnérien exercent leur droit de grève. Christophe Ghristi, directeur du théâtre, vient annoncer que l’opéra sera quand même donné, avec accompagnement de piano (par le chef de chant Miles Clery-Fox) et sous une forme écourtée.

En simple appareil, ou presque

Subsistent à l’acte I le dialogue d’Isolde et de Brangäne (« Weh! ach wehe! ») jusqu’au choix du philtre puis l’intégralité des scènes entre Tristan et Isolde ; le duo « O sink hernieder » se poursuit jusqu’à la fin de l’acte II ; enfin juxtaposés, l’agonie de Tristan (avant l’arrivée d’Isolde) et le Liebestod. Les spectateurs insatisfaits pouvaient partir et obtenir un remboursement, mais l’écrasante majorité du public est restée pour faire l’expérience de cet impromptu. Dans la fosse vacante, seulement un piano droit, le chef Frank Beermann au centre, le cor anglais (Gabrielle Zaneboni) côté cour au III, et Christophe Ghristi en narrateur improvisé pour introduire brièvement les séquences, citant Partage de midi de Claudel : « Libres, déballés, décollés de la terre ».

La production de Nicolas Joel (créée en 2007 et reprise en 2015) optait de toute façon pour un plateau nu – à l’exception de l’énorme rocher qui descendait lentement sur le héros agonisant. La scénographie se simplifie donc, en troquant les lumières d’origine pour un bleu qui est le seul lien plausible avec l’univers de Wieland Wagner. Car la régie reste conventionnelle ou en pointillé, et on revoit sans joie les bas rouges d’Isolde, à peine moins piteux que l’accoutrement marin de Kurwenal.

Place donc à la musique. Miles Clery-Fox porte dignement le deuil de l’orchestre, sa performance lui vaudrait même une couronne, notamment pour une restitution impressionnante de la nuit autour des amants et de Brangäne. Les chanteurs cependant méritent tous les éloges pour soutenir ainsi l’épreuve du piano seul, sans être portés par le flux orchestral : ces conditions ne pardonnent rien, comme le lied, mettant à nu le moindre fléchissement – moins un confort qu’un défi. C’est pourquoi la perception qu’on aura eue des qualités de l’interprétation est à relativiser : en d’autres circonstances, Sophie Koch reparaissant à froid pour l’extase finale n’y aurait pas perdu la justesse des notes.

Jeunes gens et vétéran

Chacun alors fait de son mieux. Le chant hors scène du matelot et la scène du berger ont été conservés, à la bonne heure : Valentin Thill fait valoir dans les deux rôles une couleur, une façon franche, une personnalité qui intéressent aussitôt. On retrouve avec plaisir Pierre-Yves Pruvot en Kurwenal jeune et sensible, très bien préparé – si la voix inquiète d’abord en trémulant, ce défaut s’estompe à Karéol. Anaïk Morel (autre prise de rôle) offre une Brangäne disons jeunette, au verbe peu net, trop uniforme pour la couleur, avec une dynamique étroite, et sans la respiration large qu’appelle le nocturne : loin de l’envergure expressive de Janina Baechle en 2007 ou de Daniela Sindram en 2015.

Annoncé souffrant (la voix bouge de façon inhabituelle), Matthias Goerne chantait au Capitole son premier Marke, sans disposer évidemment des ressources de la basse attendue dans ce rôle. La projection diminuée accuse le grisonnant d’un son souvent sourd, ou feutré. Mais qu’il est troublant, ce chant du roi dont la douleur, avec un simple piano, fait soudain écho à Schumann ! Et merveille avec les ultimes questions, sans réponse, de son soliloque.

Protagonistes et prises de rôle

Nikolaï Schukoff, familier du Capitole depuis Mahagonny en 2010, confirme en Tristan les vertus de son Parsifal de 2020 face à la Kundry de Sophie Koch. La voix ne possède pas, dans l’aigu surtout, la largeur ou la chair rêvées, et la franchise de ce chant peut confiner parfois à la sécheresse. Mais l’assise, la fermeté du discours, les couleurs sombres du médium (laissant à l’aigu son éclat) captivent : comme son éloquence et l’intelligence de son jeu, elles produisent un personnage fatal. Tristan, le voilà. Exemplaires, la progression de la scène du philtre et au début du III le timbre minéral, comme enseveli. L’agonie est celle d’un seigneur, soutenue avec une grande rigueur musicale, sans mimer l’épuisement par des accessoires expressionnistes.

Enfin, Sophie Koch trouve pour ses débuts en Isolde une assomption vocale assurément, sans atteindre au même accomplissement que son partenaire dans l’incarnation. Ce n’est pas tous les jours que le rôle accueille cette beauté de timbre, cette facilité à couvrir l’ambitus entre mezzo et soprano (de rares aigus résistent, comme à presque toutes les interprètes), cette intelligibilité de l’élocution aussi (quitte à surarticuler parfois). La sensualité du coloris, jouissive, ne paraît par contre jamais recherchée. Peut-être que, plus en confiance, l’artiste gommera le tic consistant à lever la tête et le regard pour émettre un aigu plus ardu : vétille dans une interprétation hautement lyrique mais qui pourvoit aux éclats quand c’est nécessaire.

L’acte I trahit cependant, dans ce chant si plein, ami de la rondeur, une certaine circonspection dans l’amertume ou la sauvagerie. L’aventure ne se sent guère, et la fameuse évocation du regard de Tristan (« Er sah mir in die Augen ») paraît assez neutre. Cette Isolde demeure par trop une dame, dont le maintien compassé n’est pas un hiératisme. Sophie Koch devrait trouver avec d’autres une direction théâtrale qui donne relief et liberté à son personnage. En l’occurrence, l’actrice, dont l’expression du masque est moins forte que celle de Nikolaï Schukoff, n’égale pas encore la musicienne.

Tristan und Isolde de Wagner.  Toulouse, Théâtre du Capitole, 7 mars 2023.

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