Contrairement à l’habitude, le disque a précédé la scène : le Palazzetto Bru Zane a publié il y a deux ans, dans sa riche collection de livres-disques, la comédie musicale Ô mon bel inconnu de Sacha Guitry et Reynaldo Hahn, en n’en gardant que la musique ! Avec le même chef, Samuel Jean, et une distribution quasi-complètement nouvelle, le Centre de musique romantique française propose cette fois l’ouvrage au complet au Théâtre de l'Athénée, dans une mise en scène alerte et astucieuse de la comédienne Emeline Bayart, qui incarne – à la perfection – le personnage de la vraie bonne et fausse comtesse Félicie, créé par Arletty le 5 octobre 1933 aux Bouffes-Parisiens.

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Ô mon bel inconnu dans la mise en scène d'Emeline Bayart
© Marie Pétry

De Guitry et Hahn qui avaient déjà collaboré en 1925 pour Mozart (avec un grand succès), on attend des étincelles. L’argument est simple : le chapelier Prosper Aubertin soupçonne son épouse Antoinette, sa fille Marie-Anne – avec qui les disputes sont quotidiennes – et sa bonne de s’être liguées contre lui. Afin de se/les distraire de l’ennui qui les gagne, il met une petite annonce dans un journal en se prétendant célibataire, riche, et à la recherche de l’âme sœur. À sa grande surprise, parmi la centaine de réponses qu’il reçoit se trouvent les lettres des trois femmes qui vivent avec lui. Le commerçant décide de leur donner une leçon. Tel est le point de départ d’un imbroglio de péripéties galantes auquel aucun personnage n’échappera lorsqu’ils se retrouveront sur la côte basque dans la villa « Mon rêve » où le chapelier a convoqué ses proies.

Nous en voudra-t-on de trouver que, près d’un siècle plus tard, les saillies prétendument spirituelles sur les femmes, l'amour, le mariage, les bons mots, les calembours de Guitry nous semblent bien faiblards, quand ils ne tombent pas à plat pour le public d’aujourd’hui ? Pourtant tous les ingrédients sont là pour nous faire avaler les trois heures d’un spectacle bien bavard et finalement assez chiche de moments marquants de musique : Emeline Bayart s’en donne à cœur joie pour faire claquer les portes, gérer les quiproquos, exalter le ridicule des situations sans verser dans la trivialité. Elle sait aussi laisser place aux épanchements, aux espoirs naïfs, à la mélancolie qui se glisse entre deux réparties.

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Ô mon bel inconnu dans la mise en scène d'Emeline Bayart
© Marie Pétry

Saluons également les ravissants costumes années 30, signés Anne-Sophie Grac à qui l'on doit également l’unique décor aux deux niveaux reliés par un bel escalier de bois grinçant à souhait – qui représente la chapellerie et le séjour des Aubertin au premier et deuxième actes, l’idyllique villa « Mon rêve » au troisième.

Marc Labonnette campe un Prosper juste ce qu’il faut d’excessif et de caricatural – on y voit la patte de la metteuse en scène ! Celle-ci précisément ne résiste pas à l’envie, bien naturelle, de parodier son illustre modèle, Arletty. Quant à l’Antoinette de Clémence Tilquin, c’est l’élégance souveraine de son port, le fruité de sa voix qui nous émeuvent, chez ce personnage qui n’ose pas la transgression. Sheva Tehoval avec son soprano léger est, au contraire, une touchante jeune fille prête à assouvir son désir amoureux jusqu’au bout.

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Ô mon bel inconnu dans la mise en scène d'Emeline Bayart
© Marie Pétry

Les prétendants ont nom Victor Sicard, fringant mais timide client de la chapellerie familiale – qui ne se dévoile qu’au troisième acte –, et le désopilant Jean-François Novelli, tour à tour le Jean-Paul qui « pince le derrière » (dans la première partie) et le M. Victor ventripotent et court sur pattes, propriétaire de la villa (au troisième acte), qui succombe aux charmes de la très entreprenante fausse comtesse Félicie. Quant au « muet » de la pièce, comme il y a un « idiot du village », Hilarion Lalumette (sic), Carl Ghazarossian nous offre le coup de théâtre final, révélant une voix très en forme, avant l’adresse à la foule des spectateurs lancée par tous les protagonistes : « Partez, partez… ».

Samuel Jean fait au mieux avec des Frivolités Parisiennes qui paraissent tout de même bien à l’étroit dans la fosse de l’Athénée. On sort du théâtre finalement un peu frustré : en dehors du trio de dames qui donne son titre à l’ouvrage, et de deux ou trois airs et ensembles trop brefs, la musique de Reynaldo Hahn, pour raffinée qu’elle soit, manque de substance. En cela, elle est bien appariée au texte de Guitry !

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