A Genève, une Lady Macbeth de Mzensk au cœur des ténèbres

- Publié le 5 mai 2023 à 11:29
Ausrine Stundyte triomphe à nouveau dans le chef-d'œuvre de Chostakovitch, sous la direction musicale d'Alejo Pérez, et dans un spectacle conçu par Calixto Bieito, qui n'occulte rien de la violence sulfureuse de cette descente aux enfers.
Lady Macbeth de Mzensk

Viols collectifs, scène de sexe hard… la production de Calixto Bieito, étrennée à l’Opéra des Flandres en 2014, atteint parfois les limites du soutenable. Va-t-elle trop loin ? Non : elle explicite ce que nous disent le livret et la musique de cette Lady Macbeth de Mzensk qui, presque un siècle après sa création, n’a rien perdu de sa puissance sulfureuse. Le célèbre glissando de trombone de la scène entre Katarina et Sergueï n’est-il pas obscène ?  Trois ans avant le début des grandes purges staliniennes, Chostakovitch n’a-t-il pas fait le Chef de la police à la fois corrompu et clownesque ? 

Se réclamant de multiples références cinématographiques, le metteur en scène espagnol dit « puiser dans le film noir des années 1940 : les thrillers de l’époque pré-Code, les séries B ». Le décor unique est d’ailleurs noir et blanc : salon d’un blanc froid, usine noire fichée dans une boue dont semblent pétris les personnages eux-mêmes. Mais Calixto Bieito nous montre surtout une humanité ordinaire que la frustration, de quelque ordre qu’elle soit, plonge au cœur de la violence, de l’abjection et de la cruauté, à travers des rapports fondés sur la seule domination, voire sur l’asservissement. Jusqu’à la folie : le tableau final semble se dérouler à l’intérieur d’un asile d’aliénés. La production réduit finalement les humains à l’état de bêtes. Sa force ne tient pas moins à son universalité : on pourrait être en Russie, soviétique ou post-soviétique, quelque part en Amérique, du nord ou du sud.  Une direction d’acteurs très fouillée, très concentrée, sans l’appui de la moindre vidéo, crée des êtres de chair et de sang viciés, odieux et grotesques, qui conduisent Katerina au crime et au suicide.  

Violence dévastatrice

Sans être aussi corrosif que certains chefs venus de l’est, Alejo Pérez, s’il n’élude pas la violence dévastatrice de l’œuvre, sait également ménager quelques moments de lyrisme désespéré d’une grande intensité. Déjà Katerina et Sergueï en terre flamande, Ausrine Stundyte et Ladislav Elgr reviennent. Elle, vue naguère à Lyon et à Bastille, est sans doute la Katerina d’aujourd’hui, timbre dépourvu de séduction, mais voix magnifiquement conduite, le jeu sur l’émission accompagnant tous les moments d’une conscience dévorée par la soif d’amour et les tourments de la culpabilité, jusqu’à la plongée dans les boues de la déréliction. Lui braille un peu son bellâtre bête de sexe, avec sa tessiture plutôt centrale aux aigus trop poussés – mais Sergueï, plus prédateur que séducteur, doit-il être si bien chantant ? On lui préfère néanmoins les autres clés de sol, authentiques ténors de caractère : mari minable de John Daszak, qu’on vit hier en amant, bouffon délateur et aviné de Michael Laurenz. L’ignoble et lubrique Boris de Dmitry Ulyanov, qui joue les cow-boys, fait froid dans le dos avec sa voix de basse noire pourvue de vrais graves, brutal mais pas débraillé. Les autres clés de fa ne sont pas en reste : le magnifique Alexander Roslavets passe du Pope ridicule ou vieux Bagnard poignant, Alexey Shishlyaev en impose en Commissaire inquiétant. Complété par des seconds rôles impeccables, à commencer par l’opulente Sonietka de Kai Rüütel , voilà une distribution de haut vol pour cette descente aux enfers. 

Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch.  Genève, Grand Théâtre, le 2 mai. Représentations jusqu’au 9 mai.

Diapason