D’un pas lent, avec une classe folle malgré la nuisette blanche détrempée qui la drape, la soprano Corinne Winters se dirige vers l’avant-scène au milieu des corps figés des figurants. Toise le public. Et passe de jardin à cour pour regagner la place qui était la sienne au début de l’ouverture : Katia Kabanova est à nouveau cet ange qui regarde de loin les habitants de Kalinov assemblés autour de son corps sans vie, après son suicide dans la Volga. La boucle est bouclée, et le personnage trouve enfin la puissance que la metteuse en scène Barbara Wysocka promettait dans sa note d’intention.

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Corinne Winters (Katia Kabanova)
© Jean-Louis Fernandez

Dans le reste de cette nouvelle production de l’œuvre de Leoš Janáček présentée à l’Opéra de Lyon, à vrai dire, on peine à identifier l’engagement féministe annoncé par Barbara Wysocka : elle avance que Katia n’est « pas une folle, ni une malade » ? Voilà qu’elle la fait convulser sans raison à l’avant-scène. Elle évoque une société « où les règles ont été écrites par les hommes » ? Le personnage le plus haïssable reste la belle-mère de l’héroïne, mégère hypocrite qui dicte sa loi à son fils et s’envoie en l’air avec le premier soulographe venu – tandis que la confidente de Katia, Varvara, est une sorte de pin-up aux idées aussi courtes que sa jupe. Les personnages féminins ne sont décidément pas flattés dans cette histoire où les hommes sont soit transparents et impuissants (le mari Tichon, incapable de s’affranchir de l’autorité maternelle) soit d’une candeur fade (l’amant Boris, amoureux plus engourdi que transi).

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Oliver Johnston (Tichon), Natascha Petrinsky (Kabanicha) et Corinne Winters (Katia)
© Jean-Louis Fernandez

Passons : car si la mise en scène n’offre guère la relecture promise, elle a le mérite de bien servir l’œuvre de Janáček, inspirée de la propre passion du compositeur pour une jeune femme mariée, Kamila Stösslova. Ainsi Katia Kabanova est bien un personnage complexe, tiraillée entre l’amour et le devoir, entre la force de ses sentiments et la faiblesse de son indécision – qui l’amènera à se donner la mort. Et l’on ne peut ressentir que de l’empathie pour cette femme rendue d’autant plus proche de nous, actuelle et fragile, que le décor est contemporain, triste et froid : le village de Kalinov se résume ici à un immeuble d’Europe de l’Est, à la façade décrépie, aux intérieurs dépouillés à l’extrême, au jardin public réduit à un tourniquet métallique dans une cour en béton. Sur les murs, des projections vidéo en noir et blanc nourrissent efficacement la tension sous-jacente de la partition ; quant au motif obsessionnel de la Volga, il est intelligemment évoqué par les douches que les personnages prennent aux différents niveaux du décor, illustrant la quête illusoire de rédemption et accompagnant parfaitement l’évolution du drame qui n’est autre qu’une lente et irrésistible descente dans l’abîme.

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Katia Kabanova à l'Opéra de Lyon
© Jean-Louis Fernandez

Saluons enfin la direction d’acteurs : aucun des chanteurs de la production ne surjoue ni ne semble emprunté ; le réalisme de leur jeu est saisissant jusque dans les scènes les plus délicates. Vocalement parlant, on aurait également tort de se plaindre. Distinguons tout d’abord l’excellent couple de seconds couteaux que forment Ena Pongrac (Varvara) et Benjamin Hulett (Koudriach) : le timbre fruité de la première se marie parfaitement avec le phrasé élégant du second. Le tandem Kabanicha-Dikoï n’offre pas la même qualité intrinsèque mais c’est loin d’être un défaut : les attaques dures de Natascha Petrinsky renforcent le personnage odieux de la belle-mère et la voix bougonne de Willard White convient non moins bien à son rôle d’oncle autoritaire de l’amant. Oliver Johnston est aussi clair et efficace que son personnage de Tichon est effacé ; seul Adam Smith, ténor trop claironnant et peu expressif, déçoit en Boris au timbre étroit.

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Corinne Winters (Katia)
© Jean-Louis Fernandez

Sous la direction enlevée et attentive d’Elena Schwarz, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon offre quant à lui une lecture sans concession de la partition de Janáček. Quelques imperfections d’intonation ou légers décalages viennent parfois ternir une impression d'ensemble qui reste cependant tout à fait aboutie : à la décharge des instrumentistes, il faut souligner que l'ouvrage est d'une densité impressionnante (dans le contrepoint comme dans la progression du discours musical, sans le moindre temps mort) et d'une richesse rare (des éclats expressionnistes côtoyant des échos populaires).

C’est en revanche un sans-faute pour Corinne Winters dans le rôle-titre : d’un bout à l’autre de l’opéra, la soprano américaine, grande spécialiste de Janáček, subjugue par la somptuosité du timbre, le naturel des lignes mélodiques et la justesse de l’incarnation théâtrale – que ce soit dans la torture intérieure qu'elle subit ou dans l'amour auquel elle s'abandonne avec une tendresse bouleversante. Jusque dans ses derniers pas silencieux, symbole d’une interprète qui s’est transcendée au moins autant que son personnage.


Le voyage de Tristan a été en partie pris en charge par l'Opéra National de Lyon.

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