Du monde des morts, on ne peut en entendre que l’écho. Ainsi se construit l’Orphée et Eurydice de Gluck donné à l'Opernhaus de Zurich et mis en scène par Christoph Marthaler. Une production née en vidéo pendant le confinement de 2021, offerte ici pour la première fois à un vrai public, et qui ramène avec elle l’écho de ce monde lointain de désolation.

Loading image...
Orphée et Eurydice à l'Opernhaus de Zurich
© Monika Rittershaus

Ainsi la comédienne Liliana Benini, façon de pleureuse habillée en noir aux larges lunettes de soleil, vient tendre une enceinte au public devant le rideau de scène encore baissé. Elle l’allume. L’orchestre s’élance. Et alors que le rideau se lève dans un son métallique, nous descendons dans l’antichambre des enfers (merveilleux décor d’Anna Viebrock), tapissée d’un vieux papier peint floral, avec en fond un ascenseur, à cour et à jardin deux salles de café années 1950 chacune équipée de vieux mobilier, d’une télé qui capte mal et d’un grand miroir.

Là s’opère le commerce des cendres et des âmes, avec des agents en longs manteaux sombres et casquettes molles, référence directe à l’Orphée de Jean Cocteau. Graham F. Valentine commence en dialoguant avec le son du film « le mystère est mon adversaire, j’entends le combattre », que reprendra Eurydice sur un ton interrogatif lors d’un bref passage dans sa robe bleu turquoise. Les deux miroirs, d’apparence anodine – comme toujours chez Viebrock et Marthaler – ne sont pas ici par hasard. Car si « les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient », ils structurent ce drame construit en deux journées symétriques et complémentaires avec, en leur milieu, une boîte noire qui, coulissant elle aussi de haut en bas puis de bas en haut, matérialisera l’espace infernal.

Loading image...
Orphée et Eurydice à l'Opernhaus de Zurich
© Monika Rittershaus

Le théâtre se fait ici lieu de passage, des âmes, des corps, des voix, où « entre l’idée et la réalité, (…) entre l’émotion et la réponse, (…) entre l’essence et la descente, tombe l’ombre », résume Valentine citant Les Hommes creux de T.S. Eliot à la fin de l’opéra. Parfois même, le chant et les mots ne suffisent pas pour rendre audible l’intensité de l’expérience douloureuse, et Orphée traduira son chant en langue des signes lors de sa plainte à l’acte II. Parfois encore, le chant a lieu hors scène : entre pudeur et indicible d’un lieu que l’on n'approche qu’avec effroi. C’est le cas d’un très bel insert de Pergolèse chanté depuis les coulisses par Alice Duport-Percier accompagnée au piano, véritable suspension contemplative en pleine obscurité.

Sebastian Zuber et Bérengère Bodin évoquent quant à eux, de leurs corps contrits et convulsifs, quelques-unes des furies infernales ou autres âmes damnées. Marc Bodnar, en Sisyphe impossible, Penseur de Rodin intranquille ou Tantale déséquilibré, essaie de s’arranger avec un rocher. Dante n’est jamais loin. Le paradoxe éminemment poétique de Marthaler est de parvenir à hisser le trivial et le quotidien le plus banal vers l’allégorie ou le sublime sans jamais être illustratif. Les gags et le comique de répétition sont chez lui une sorte de sourire suisse de la Joconde : malicieux, énigmatique, toujours plus profond qu’il n’y paraît, toujours allusif et finalement corrosif et existentiel.

Loading image...
Orphée et Eurydice à l'Opernhaus de Zurich
© Monika Rittershaus

Il fallait un chef en parfaite symbiose pour accompagner cette poésie scénique. Il était tout trouvé en la personne de Stefano Montanari qui fait respirer le Philharmonia Zürich et le plateau d’un même poumon. On est subjugué par les infinies nuances qu’il est capable d’installer dans chacune des phrases musicales. Aucune reprise n’est identique, tous les accents sont sculptés à chaque pupitre et avec chaque soliste sans être aucunement maniériste. Le rythme est à la fois tenu et souple, comme dans « J'ai perdu mon Eurydice » hésitant au début puis plus allant et désespéré à la fin.

Tout concours enfin à l’intelligibilité du discours musical où, entre question et réponses, le relief de l’orchestre est sans cesse réévalué. L’élégance est partout, du thème au hautbois dans « Quel nouveau ciel », à celui de la flûte dans la danse des ombres heureuses. Olga Syniakova est un Orphée qui recueille tous les suffrages, à juste titre quand lors de la cadence finale de « Amour, viens rendre à mon âme », elle suspend littéralement la représentation de son chant en apesanteur. On regrettera juste son manque de projection dans les registres graves et sa prononciation du français plus que douteuse. Défaut qu’elle partage avec Chiara Skerath, Eurydice à la voix prometteuse mais au vibrato parfois trop marqué. Enfin, chacune des interventions d’Alice Duport-Percier en Amour est une satisfaction toujours renouvelée de maitrise, de projection, de diction et de clarté. Trois voix suffisent à nous faire entendre où finit le monde pour « les hommes creux » que nous sommes. 

*****