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​Turandot à l’Opéra du Rhin – Une princesse venue du froid – Compte-rendu

 Une chose est sûre avec cette Turandot mise en scène par Emmanuelle Bastet, elle ne sera jamais invitée à Hong-Kong et Pékin puisqu’il s’agit d’une critique du totalitarisme chinois. Le premier acte nous plonge immédiatement dans une rue de mégalopole asiatique avec ses innombrables publicités verticales façon Blade Runner. Les camarades consommateurs, vêtus d’imperméables transparents, semblent avoir mis à sac les boutiques Shein tant les couleurs pétaradent dans cette foule soumise à la dictature multi-écrans. L’œil de Turandot veille et les décapitations s’effectuent via smartphone, des caméras projecteurs scrutant la bonne conduite générale.
 

Adriana González (Liù) © Klara Beck
 
Pourtant on entend vite la révolte gronder. La tyrannie de Turandot est insupportable au plus grand nombre, et d’abord à elle-même. La princesse, plantureuse créature façon Anita Ekberg, souffre des horreurs que son destin lui fait infliger aux prétendants. Elle ne demande qu’à voir ce cercle infernal être brisé. Intéressante proposition.
Calaf, petit homme sans prestance, et de nature plutôt agitée, y parviendra-t-il ? Qui connaît Turandot a déjà la réponse, pour d’autres cela restera peu clair. Difficile de comprendre pourquoi il s’en éprendrait, sauf à vouloir fuir Liù, la vendeuse de gyozas. D’autant qu’Adriana Gonzáles n’émeut guère en dépit de son joli timbre fruité. Si ces deux héros de rue sont des personnages écrasés par le totalitarisme, la mise en scène ne fait que les esquisser. Le Timur de Mischa Schelomianski reste également terne, comme l’est, vocalement, l’Empereur de Raúl Giménez, plus bardé de médailles qu’un colonel de l’Armée du Peuple. Quant au Calaf d’Arturo Chacón-Cruz, si la tessiture virile ne lui pose aucun problème, il manque de la puissance nécessaire pour rivaliser avec la princesse pékinoise.
 

Arturo Chacón-Cruz (Calaf) et Elisabeth Teige (Turandot) Arturo Chacón-Cruz

Car s’il est bien une raison d’aller à Strasbourg et Mulhouse découvrir cette nouvelle Turandot, c’est pour la soprano norvégienne Elisabeth Teige (photo). On sait le rôle écrasant et l’on a rarement eu, ces dernières années, l’occasion de l’entendre ainsi maîtrisé et magnifié. Madame Teige impose l’une de ces voix dont les pays du Nord débordent depuis les vétéranes Nina Stemme et Irene Theorin (1). Après avoir triomphé la saison dernière à Bayreuth en Senta dans le décapant Vaisseau Fantôme de Tcherniakov, et sauvé du naufrage l’épouvantable Ring de Valentin Schwarz, la soprano, norvégienne comme Lise Davidsen, est une tempête vocale. Puissance et souplesse du timbre, intensité de l’incarnation, sûreté de la ligne, ses moyens généreux ne font qu’une bouchée d’ « In questa reggia » et délivrent des énigmes singulièrement tragiques. La princesse venue du froid, qui subira in fine le viol de Calaf, remporte un total triomphe lors des saluts.
 

Andrei Maksimov (Le Mandarin) © Klara Beck
 
Cette Turandot permet également d’entendre le final de Franco Alfano, honni par Toscanini, et que l’on peut désormais découvrir sur l’enregistrement d’Antonio Pappano avec l’héroïque Calaf de Jonas Kaufman. Après le final de Luciano Berio, proposé en juin dernier par le Grand Théâtre de Genève, on doit saluer ces réhabilitations offertes au dernier Puccini, et qui le dotent d’une profondeur habituellement escamotée par son exotisme clinquant.
 

  Raúl Giménez (Altoum) © Klara Beck

Pour lui rendre pleinement justice, il aurait fallu une direction moins pesante que celle de Domingo Hindoyan, pur produit du Sistema vénézuelien et du West-Eastern Diwan Orchestra de Barenboïm. On aura vu plus d’une fois les chanteurs attendre le chef et manquer conséquemment de précision, comme au début de l’acte II alors que les trois ministres, vêtus en cadres Hugo Boss, vibrionnent lors d’une scène particulièrement réussie. On y retrouve le très racé Alessio Arduini, intéressant Comte des Nozze di Figaro à Saint-Étienne, en novembre dernier. Quant au baryton Andrei Maksimov, impérieux et inquiétant Mandarin, on peut déjà lui prédire une belle carrière en Don Giovanni et en Macbeth.
 
On regrette aussi un flottement certain dans la qualité d’exécution scénique des épatants Chœurs de l’Opéra national du Rhin, de l’Opéra de Dijon et de la Maîtrise de l'ONR. Difficile de singer les chorégraphies de foule des totalitarismes asiatiques sans en restituer l’implacable justesse. Un défaut que les représentations à venir, et la reprise du spectacle la saison prochaine à Dijon, auront à gommer.  
 
Vincent Borel
 

(1) Remarquée dans la Judith du Château de Barbe-Bleue en version de concert à l’Opéra Bastille le 10 juin : www.concertclassic.com/article/le-chateau-de-barbe-bleue-en-version-de-concert-dir-josep-pons-lopera-bastille-cris-et
 
Puccini : Turandot – Strasbourg, Opéra National du Rhin, 9 juin ; prochaines représentations les 13,15, 17 & 20 juin (à Strasbourg), les 2 & 4 juillet 2023 (à Mulhouse) // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2022-2023/opera/turandot
 
Photo © Klara Beck

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