Il n’est pas exagéré de dire qu’il est plus difficile de réussir un Verdi de jeunesse qu’un Verdi de la maturité, une baguette simplement « fonctionnelle » ayant tôt fait de souligner certaines facilités dans l’écriture, au niveau harmonique ou rythmique. Les chefs les plus au fait de cette esthétique très particulière parviennent au contraire à transcender ce langage en apparence un peu fruste en fougue irrésistible. C’est le cas d’Antonino Fogliani qui, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande en grande forme, délivre au Grand Théâtre de Genève une lecture fort convaincante de Nabucco, ne reniant nullement l’héritage belcantiste de l’œuvre tout en en soulignant certaines fulgurances, annonciatrices des chefs-d’œuvre de la maturité.

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Nabucco au Grand Théâtre de Genève
© Carole Parodi

Les affinités entre ce chef et le jeune Verdi semblant évidentes, on ne peut que s’étonner de la mutilation opérée sur certaines pages, les cabalettes de Zaccaria ou d’Abigaïlle étant amputées de leurs reprises – lesquelles font pourtant partie intégrante de l’ADN de cette musique. Autre entorse faite à l’intégrité de la partition : l’ajout d’un intermède instrumental (signé Antonino Fogliani) qui permet d’introduire, juste après la mort d’Abigaïlle, une reprise de « Va pensiero », chanté a cappella par les choristes placés au parterre parmi les spectateurs. Le chœur fera par ailleurs montre de ses habituelles qualités de précision et de musicalité – en dépit de quelques décalages qui, curieusement, n’apparaîtront pas aux moments les plus « périlleux », c’est-à-dire lorsque les choristes se retrouvent disséminés parmi les spectateurs.

Confier la mise en scène de Nabucco à Christiane Jatahy, dénonciatrice du patriarcat, des dictatures et de l’oppression des peuples, était a priori une bonne idée. Le résultat cependant s’avère moins séduisant qu’on ne pouvait l’espérer. On voit surtout une succession de procédés, dont la plupart sont connus depuis (très) longtemps : un bassin rempli d’eau dans lequel pataugent les personnages (procédé très en vogue actuellement…) ; un grand miroir incliné suspendu reflétant l’orchestre et le public ; les lumières de la salle qui s’allument au finale de l’œuvre ; l’usage de la vidéo avec cameramen filmant en direct sur scène… Mais cela suffit-il à constituer une lecture et à renouveler notre perception de l’œuvre ?

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Nabucco au Grand Théâtre de Genève
© Carole Parodi

Trop souvent par ailleurs, le spectateur, entre les cameramen, les acteurs filmés, les images projetées, les surtitres, les choristes disposés dans le théâtre, ne sait plus où donner de l’œil et en oublie l’essentiel, à savoir la musique. Au crédit de Christiane Jatahy et de son équipe, il faut cependant porter le fait de ne pas avoir cherché à raconter une autre histoire que celle du livret – et de ne pas avoir choisi le parti pris systématique de la laideur, certains tableaux s’avérant même à la fois très beaux et forts dramatiquement (le déluge qui s’abat sur scène à la fin de la première partie, Abigaïlle drapée dans son immense robe dorée au début de la deuxième).

Vocalement, la distribution offre de belles satisfactions, jusque dans les petits rôles (belles interventions d’Omar Mancini en Abdallo). Davide Giusti, Ismaele fougueux, très présent scéniquement et vocalement, et Ena Pongrac (Fenena) forment un couple d’amoureux convaincant, même si le legato de la seconde peut encore gagner en velouté dans sa prière finale. Riccardo Zanellato campe un patriarche digne et crédible, dans l’autorité et plus encore dans le recueillement (superbe prière « Vieni, o Levita ! »). Nicola Alaimo (Nabucco) réussit pleinement sa prise de rôle : évitant toute conception manichéenne du rôle (tyran d’abord détestable puis homme brisé et repenti), il confère au personnage une certaine fragilité dès les deux premières parties, et touche profondément dans sa confrontation avec Abigaïlle (« Deh, perdona a un padre che delira ») ou dans sa prière finale, grâce à un chant soigné, un timbre à la morbidezza émouvante et un contrôle du souffle impressionnant lui permettant de superbes et longues phrases legato.

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Nabucco au Grand Théâtre de Genève
© Carole Parodi

On était curieux d’entendre l’Abigaïlle de Saoia Hernández, très convaincante dans le répertoire fin de siècle (Tosca, La Wally…) où l’autorité de la projection et la beauté du timbre sont des atouts fort appréciables. Mais le rôle d’Abigaïlle, encore assez fortement tributaire de l’écriture bellinienne, donizettienne voire rossinienne, demande également de tout autres qualités : une agilité à toute épreuve dans des coloratures di forza, mais aussi un chant legato raffiné. Bref, un défi quasi insurmontable… Saoia Hernández possède de toute l’évidence la puissance vocale requise par le rôle, de même qu’elle maîtrise les terrifiants sauts de tessiture qui émaillent la partition. Le registre suave ou élégiaque la trouve légèrement moins à son aise : la ligne de chant y reste très soignée, mais la mort d’Abigaïlle (« Su me, morente, esanime… »), cantilène d’inspiration directement bellinienne avec son superbe accompagnement de violoncelle et de cor anglais, demande une voix moins pulpeuse, presque déjà désincarnée pour toucher vraiment. Enfin les coloratures du rôle sont abordées de façon plus que prudente… Mais la prestation reste impressionnante, la chanteuse recevant au rideau final, comme tous les artistes, de très chaleureux applaudissements.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.

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