Richard Wagner (1813–1883)
Das Rheingold (1869)
Prologue du Festival scénique : Der Ring des Nibelungen (1876)
Livret du compositeur
Création à Munich, le 22 septembre 1869 au Nationaltheater.
Création au Festspielhaus de Bayreuth le 13 août 1876

Direction musicale : Pietari Inkinen
Mise en scène : Valentin Schwarz
Décors : Andrea Cozzi
Costumes : Andy Besuch
Dramaturgie : Konrad Kuhn
Lumières : d'après Reinhard Traub
Reprise 2023 Nicol Hungsberg
Vidéo Luis August Krawen

Wotan : Tomasz Konieczny
Donner : Raimund Nolte
Froh : Attilio Glaser
Loge : Daniel Kirch
Fricka : Christa Mayer
Freia : Hailey Clark
Erda : Okka von der Damerau
Alberich Olafur Sigurdarson
Mime : Arnold Bezuyen
Fasolt : Jens-Erik Aasbø
Fafner : Tobias Kehler
Woglinde : Evelin Novak
Wellgunde : Stephanie Houtzeel
Floßhilde : Simone Schröder

Orchestre du festival de Bayreuth (Das Festspielorchester)

Bayreuth, Festspielhaus, mercredi 26 juillet 2023, 18h

Voici donc la saison 2 épisode 1 de la série Netflix sur Der Ring des Nibelungen en quatre épisodes et nous voici, après nos longues études de la saison dernière, à la chasse aux nouveautés issues de « l’atelier Bayreuth » (Werkstatt Bayreuth). Nous rappelons que ce concept a été développé par Wolfgang Wagner qui consiste à remettre chaque année sur le métier certains points de mise en scène tant que la production est au programme.
Nous renvoyons bien entendu le lecteur aux articles parus la saison dernière, et nous nous contenterons en ce qui concerne la réalisation scénique de préciser un certain nombre de points éventuellement nouveaux et un certain état de notre réflexion sur cette production, qui reste discutable et qui se révèle cette année, après les découvertes de l’an dernier, un peu ou beaucoup plus ennuyeuse.
En revanche, musicalement, nous observerons la direction de Pietari Inkinen, enfin en fosse après son faux départ en 2022, tout au long du cycle, d’autant qu’il ne fera que passer, puisque Philippe Jordan, c’est officiel, prendra la baguette de ce
Ring en 2024.
Cette production a eu peine à remplir la salle si bien que tout amateur peut se présenter le matin au Festival et acheter n’importe quelle place, ce qui était à Bayreuth inconcevable.
Et pourtant, sans défendre une production qui nous apparaît lestée de nombreuses faiblesses, il est clair que Valentin Schwarz a des idées, que son travail est rempli de références aussi multiples que désordonnées, aussi bien trouvées que mal exploitées.
Alors, nous reprenons le voyage de
Rheingold, en nous reposant les mêmes questions et en esquissant certaines réponses, en esquivant d’autres dans un parcours labyrinthique qui a tout du Palais des Mirages, cette attraction foraine qui est labyrinthe de miroirs où chaque chemin emprunté trouve sa cloison qui nous bloque.
Le Palais des mirages dans la Foire des signes.

Le Palais des Glaces dans la Foire des signes.

 

Valentin Schwarz…

On l’a écrit partout, Schwarz s’attache dans ce Ring à montrer une histoire familiale de deux frères jumeaux qui se haïssent d’une haine inexpiable et qui cherchent chacun à vaincre/éliminer l’autre en créant une dynastie. C’est la première image qu’on voit à la vidéo de ces fœtus dont l’un frappe l’œil de l’autre avec blessure et sang, naissance de la haine avant la naissance au monde, comme une histoire lointaine et enfouie.
A priori, pas de gros changements dans la mise en scène, sinon qu’elle s’adapte aux nouveaux chanteurs, essentiellement Tomasz Konieczny, Wotan sur l’ensemble du Ring, un nouveau Fafner, Tobias Kehrer (Titurel dans Parsifal), une nouvelle Freia (Hailey Clark) et deux nouvelles filles du Rhin (Evelin Novak et Simone Schröder), et en fosse l’arrivée attendue de Pietari Inkinen, qui dirigera ce Ring pour cette seule édition 2023 a priori…

Rappelons donc les données et les lois implicites de ce travail.
Valentin Schwarz s’est intéressé aux questions de succession : son analyse, qui est pertinente, considère que le Ring est une histoire de passage de générations, et que la préoccupation aussi bien de Wotan que d’Alberich, c’est la descendance : pour Wotan, c’est Siegmund et Sieglinde, puis Brünnhilde et Siegfried (soit trois enfants et un petit fils), et pour Alberich également puisque son fils Hagen dans Götterdämmerung reprend le flambeau.
Schwarz va donc concevoir une vaste histoire de famille, où deux jumeaux (Wotan et Alberich) se haïssent, et la naissance de cette haine est symboliquement représentée par les deux fœtus dont l’un frappe l’œil de l’autre, ce que le prélude – naissance du monde chez Wagner, naissance des haines chez Schwarz- nous apprend.
Puisqu’il s’agit de descendance, ce Rheingold est rempli d’enfants que l’on garde jalousement selon des modalités différentes, chez Wotan d’abord, chez Alberich ensuite. Il est difficile de remonter à l’origine de ces enfants, sinon qu’on sait par la mythologie que Wotan en a semés à tous vents et qu’Alberich dans cette histoire new-look est un solitaire qui ne fait pas d’enfants mais les enlève.

Laissez venir à moi les petits enfants…Evelin Novak (Woglinde) | Olafur Sigurdarson (Alberich) | Simone Schröder (Floßhilde) | Stephanie Houtzeel (Wellqunde) | igurants-écoliers des  Bayreuther Festspiele.

Mais le récit de Schwarz pose les enfants sans fouiller leur origine, laissant le spectateur gamberger entre enfants provenus de trafics divers, ou enfants nés de plusieurs lits et gardés à part, comme les enfants de grandes familles. Il reste que le thème de l’enfance voire de sa nostalgie est très présent : chambre d’enfant qui apparaît au premier niveau du décor, celui du souvenir et des nostalgies, chambre des signes des traces et des souvenirs, mais aussi chambre où l’on va y mettre les enfants arrivés durant le déroulement de l’opéra, jouant au Rubik-cub, de préférence en forme de pyramide, puisque la pyramide est aussi un symbole récurrent.

Puisque rien n’a changé depuis l’an dernier, le spectateur se met à gamberger de nouveau et c’est une erreur, nous le verrons : on remarque la piscine (ou plutôt une pataugeoire) au bord de laquelle les filles du Rhin-gardiennes d’enfants s’ennuient dans un paysage de campagne assez ouvert qu’on reverra au Götterdämmerung. C’est un paysage ouvert, tandis que les enfants chez Alberich sont enfermés dans une sorte de pièce-cage de verre, en observation permanente (il y a des caméras de surveillance) huit petites filles… et un petit garçon. Huit petites filles… on pense immédiatement aux huit Walkyries…

Des enfants… Olarfur Sigurdarson (Alberich), Arnold Bezuyen (Mime)

Le petit garçon on sait qui il est depuis le prologue, c’est le petit garçon au tee-shirt jaune et à la casquette noire et jaune qu’on reverra jeune homme dans Siegfried et vieilli dans Götterdämmerung. Dans Rheingold c’est le petit Hagen, dans Siegfried, le jeune Hagen, dans Götterdämmerung, simplement Hagen, notre Hagen ordinaire. La casquette, perdue dans Rheingold et récupérée par Mime, va traîner de main en main durant tout le Ring, c’est un des signes voyageurs, comme la pyramide ou le Rubik-cub, comme le châle de Freia, comme les enfants à naître ou ceux dont on se souvient ou ceux qui vont passer leur temps à dessiner ou peindre des masques de Wotan (le vrai, celui avec le casque ailé…).
J’expose ici l’essentiel à comprendre : l’histoire qui est racontée n’est pas l’histoire du Ring dans un autre contexte, c’est une autre histoire, avec d’autres symboles et aussi des personnages qui n’ont pas les mêmes caractères que dans l’histoire wagnérienne habituelle, Mime est bête et gentil-méchant, Alberich est frustré et seul, Wotan a la nostalgie de l’enfance (il porte une tenue tenue de la nostalgie de l’enfance, le short rappelant la culotte courte etc…). Schwarz invente une autre histoire et tout effort du spectateur à jouer au qui est qui, qui fait quoi et pourquoi est vaine et aboutit à une impasse conceptuelle, intellectuelle, même si quelquefois Schwarz aboutit aussi à des impasses scéniques, mais ce sera pour plus tard…
Pourquoi ai-je appelé ce travail Le palais des mirages dans la foire des signes ? Parce que des signes différents de l’habitude sont semés partout comme les petits cailloux du Petit Poucet, sauf qu’ils ne mènent nulle part, et que le spectateur cherchant des correspondances avec le Ring se heurte à des impossibilités, à des incohérences, à des murs, comme lorsque vous entrez dans cette attraction de fête foraine nommée Palais des Glaces (ou des mirages), et que vous butez devant une vitre un miroir, et que vous avez toutes les difficultés à trouver le juste chemin : j’avance, je recule,  je butte, je m’arrête, je passe enfin, je me heurte à une vitre etc.. etc…

Palais des Glaces

C’est Valentin Schwarz qui volontairement sème de faux cailloux pour désorienter le spectateur dit « averti ». Ce qu’il veut, c’est en faire un spectateur neuf, prêt à suivre l’histoire quelle qu’elle soit, comme il en est de certaines séries sans fin, qui changent de scénaristes, qui essaient des voies qui s’avèrent des impasses et qui passent à autre chose, sans trop se soucier de la logique des événements : on est dans du « au jour le jour », dans un à suivre qui doit nous projeter dans l’inconnu.
C’est une entreprise à la fois follement orgueilleuse, prétentieuse, et surtout hasardeuse si on n’a pas les reins solides, si on ne sait pas retomber sur ses pieds, si on passe à côté de cette « loi des séries » qui est par exemple un jeu d’acteur millimétré. Ici, on est dans le mauvais théâtre, ou la mauvaise TV, et sans la structuration scénique forte d’un décor cohérent et efficace comme ceux de Chloe Lamford (Innocence) ou Bob Cousins (Wozzeck) pour Simon Stone.
En effet, le décor d’Andrea Cozzi tourne autour d’un salon d’une demeure de famille richissime qu’on va voir par blocs, dans tous les sens, jusqu’à Götterdämmerung, énorme, peu lisible, plus ou moins enchâssé dans une pyramide (il semble que le Walhalla soit une Pyramide avec son symbole mortuaire (c’est un tombeau) : serait-ce simplement le tombeau de nos illusions de spectateur rempli d’espoir ?

Émerveillement devant la Pyramide-Walhalla : Raimund Nolte (Donner), Hailey Clark (Freia), Attilio Glaser (Froh), Christa Meyer (Fricka)

Nous avions gambergé l’an dernier sur la Pyramide, le pyramidion et le Da Vinci Code, c’est sans nul doute une des impasses possibles de cette histoire, symbole des enquêtes que les spectateurs un peu affûtés mènent inlassablement. Et après ils lisent l’histoire résumée par Valentin Schwarz dans le programme de salle et tout se dégonfle lamentablement.
Voilà l’histoire d’un Ring perdu.
Alors quels autres signes de ce Rheingold initial dont nous n’aurions pas fait état ?
On le sait Alberich a volé l’or, c’est-à-dire un enfant au jardin d’enfants de Wotan(?), surveillé par des filles du Rhin en gardiennes insouciantes et plus soucieuses de sexe (même avec Alberich) que de prendre garde aux bambins.
Ce n’est déjà pas si évident, parce que Wotan, tout à son Walhalla, n’a visiblement pas su qu’un de ses enfants (l’or…) avait été volé, c’est Loge qui le lui apprendra… Les nouvelles sont lentes et le jardin d’enfants doit être loin de la maison (colonie de vacances de luxe… ?). À moins que ces enfants soient là comme les chiens d’un chenil, livrables à qui les achètent, sans lien familial avec qui que ce soit.

Tomasz Konieczny (Wotan) Attilio Glaser (Froh), Hailey Clark (Freia), Raimund Nolte (Donner) Daniel Kirch (Loge)

La réunion familiale de Rheingold si l’on fait abstraction de l’histoire réinventée, ressemble à tous les Rheingold ordinaires, ça parle, ça discute, ça râle, ça gueule, avec une armée de domestiques qui apportent verres et boissons, qui nettoient, qui passent et repassent, il y a même Erda, dans un coin, silencieuse jusqu’au moment où…
Bref toute la famille.
Le spectateur averti se dit, au fond, Schwarz c’est comme Tcherniakov… Ils inventent chacun une histoire, leur histoire qu’ils plaquent sur le Wagner de l’éternité…
Mais Tcherniakov n’invente pas une histoire, il raconte l’histoire du Ring en respectant les rapports entre les personnages, les caractères et les événements, mais en changeant le contexte. Ici c’est l’histoire qui est neuve ou du moins qui s’efforce de l’être.
Loge intervient paraît-il comme l’avocat de la famille, parce que Wotan est dans de sales draps : il a fait construire le Walhalla sans avoir les sous pour, il a promis aux architectes (si..si…Les géants) Freia, sa belle-sœur, en gage. Les les architectes, arrivent en Porsche Panamera ou similaire… enfin ils arrivent… un rideau se lève sur un garage où l’on voit la Porsche déjà arrivée tous phares allumés. On la reverra plus tard, ou du moins ses phares : ou bien Wotan l’a aussi volée, ou bien il leur a envoyé la voiture pour les ramener, ou bien… ou bien… qu’importe sauf qu’à un moment de Götterdämmerung, Siegfried arrive avec pour enlever Brünnhilde (ou moins on en voit les phares) et qu’à la fin de Siegfried, les deux amants partent avec (tant pis pour Grane…).
Détails insignifiants, mais cette grosse voiture est totalement inutile, elle remplit un espace, sans aucune utilité dramaturgique (on est loin de la Mercedes décapotable de Castorf), elle est décorative.
Le Nibelheim, où Wotan et Loge (son avocat-conseil) vont chercher l’or-enfant (ou récupérer un bien) est un espace clos, avec une cage de verre surveillée à l’intérieur de laquelle Alberich garde des enfants (huit petites filles) et « éduque » ou dresse le petit garçon, au grand dam de Mime, qui s’occupe des enfants (c’est son métier, on le verra aussi avec Siegfried) qui n’est pas mauvais bougre et qui voit cet enfant vite apprendre à être insupportable, voire monstrueux.  Pas de dragon ou de grenouille, mais le monstre est évidemment l’enfant, « monstre naissant » qui sert à Alberich de bouclier humain, mais Loge réussit à lui arracher et son arme (un pistolet) et l’enfant.
Comme il se doit l’enfant est de nouveau enlevé, par Wotan cette fois, il en perd sa casquette noire et jaune récupérée par Mime et va se retrouver dans la chambre d’enfants de Wotan où il va retrouver un Rubik-cube et un cheval en peluche (qu’on reverra plus tard évidemment).

Christa Meyer (Fricka), Hailey Clark (Freia, son châle et ses pommes) 

Retour des géants/architectes avec Freia qu’ils vont échanger contre l’or, le jeune enfant. Mais Mime le gentil a prévu une petite fille de substitution qu’il met dans la Porsche pour que Wotan garde son précieux gage et que l’enfant (déjà dans sa chambre d’enfants) ait enfin une éducation digne… Freia est donc libérée, un peu sonnée, mais sans doute amoureuse de Fasolt (l’idée n’est pas neuve, elle était déjà chez Kriegenburg à Munich en 2012…).

Mais ça rate : les architectes s’en aperçoivent et la petite fille est sortie de la voiture (tout cela remplace la mesure de l’or et l’histoire de l’anneau), il y a de la résistance dans l’air – pas chez le petit Hagen qui d’enlèvement en enlèvement, a l’habitude de suivre qui le prend, et c’est l’intervention d’Erda, qui réussit à convaincre Wotan de refiler l’enfant aux architectes (c’est fou comme tous ont des besoins d’enfant… trafic, vilain trafic quand tu nous tiens : que le monde est moche !), et quant à Erda, elle sort accompagnée… de la petite fille de substitution, qui va ainsi lui servir pour accompagner les jours de son éternité… Encore un besoin d’enfant… On a tous cru que c’était Brünnhilde, eh bien non : on butte contre la vitre du Palais des Glaces : ce n’est pas Brünnhilde…

Une charmante famille ? non, c'est un piège…Tomasz Konieczny (Wotan), figurante-écolière des Bayreuther Festspiele, Okka von der Damerau (Erda)

Tout se résout, tout le monde est content, il y a des pommes sur la table, les bonnes nettoient, on se demande pourquoi Froh et Donner interviennent, mais on sort un disque de la discothèque (Ring par Solti voit-on aux jumelles) et Wotan grimpe l’escalier, monte sur la coursive seul et danse sur la musique de l’entrée des Dieux au Walhalla, pendant que les autres le regardent, goguenards et que Loge s’éloigne…
Et Freia, au milieu, prend un revolver caché dans le socle de la Pyramide lumineuse… qui est la réplique métonymique du Walhalla…
Rideau.

Pour les détails je renvoie à mon article 2022 qui gardait la naïveté de la découverte : aujourd’hui, c’est le constat d’une désolation, simplement parce qu’on connaît la suite, et qu’on en a déjà assez :

  • Assez de ce décor lourd, qui utilise mal la machinerie de Bayreuth, répétitif et mal conçu
  • Assez de ces éclairages mal fichus, qui empêchent de voir sans jumelles (n’hésitez pas à en louer)
  • Assez de ces menus objets et menus détails qui semblent avoir du sens mais qui n’en ont pas et d’ailleurs qu’on n’arrive pas à distinguer (voir item précédent)
  • Assez déjà de ces pistolets qu’on sort à tort et à travers parce qu’on ne veut pas tomber dans la médiocrité d’un Ring de cet amateur qui s’appelle Wagner
  • Assez de cette direction d’acteurs qui n’en est pas une, avec pour conséquence des mouvements banals, incontrôlés, des scènes mal réglées laissées à l’intuition des chanteurs qui pour certains savent quand même jouer, mais pas tous.
  • Assez enfin de ce jeu de substitutions de symboles par d’autres qui ne conduisent à rien puisque la mise en scène ne laisse traduire aucune finesse psychologique, aucune profondeur : le train avance sur des rails mal scellés…

 

Il y a des intentions, lourdingues, et il y a même un discours derrière : il suffit de lire le programme de salle et l’interview de Valentin Schwarz par son dramaturge pour comprendre qu’il a voulu tout y mettre de notre monde, avec le résultat dans ce cas : le trop plein et l’absence de vraie lisibilité.
Mais ce qui manque surtout, c’est le théâtre et les décisions dramaturgiques : bien des scènes sont semblables à ce qu’elles seraient sans le récit superposé par Valentin Schwarz, et donc le spectateur se demande ce qu’il voit. Un seul exemple : que Mime soit l’éducateur des enfants enfermés est dit dans le résumé. Mais sur scène ? quelle décision dramaturgique en est la conséquence ? On voit Mime errer et se plaindre comme d ‘habitude, mais quel jeu ? Quel mouvement ? Quels signes dramaturgiques, sinon son costume et ses lunettes (costumes de Andy Besuch) sont donnés de sa fonction voulue auprès des enfants dans ce récit ? C’est vague, c’est flou, c’est relâché, c’est simplement mal (ou pas) mis en scène.

L’impression domine que le récit que s’est raconté le metteur en scène n’a pas été mené jusqu’au bout par la mise en scène de ce Ring, à de rares exceptions près (et ce sont alors des moments au moins intéressants) et qu’il a été plaqué sur une dramaturgie préexistante qu’on n’a pas osé bousculer. Tant de choses dans ce Rheingold sont mal réglées, comme les scènes de violence confuses, avec Alberich et Loge, avec (ou entre) Fasolt et Fafner, sans parler de la scène finale. Tcherniakov qui a fait à peu près le même choix sur ces scènes, a une autre clarté et une autre rigueur surtout : on reste stupéfait qu’en ayant eu deux ans de plus pour préparer cette production, la corde de rappel soit lâche, les repères vacillants, les piolets mal plantés .
Qu’on m’entende bien, ce n’est pas le choix du récit parallèle qui me choque – on en a vu bien d’autres- mais c’est la paresse dans sa mise en espace, dans sa mise en œuvre théâtrale, comme si l’équipe avait eu peur de se détacher théâtralement du bon vieux Ring, d’où des superpositions, d’où des mélanges, d’où le refuge dans l’anecdotique (ce qu’on pointe pour faire croire que c’est important et qui ne l’est pas) qu’on va encore mieux voir dans l’épisode suivant.

Cette histoire nouvelle qui nous est racontée se veut une histoire d’aujourd’hui ? Alors que la mise en scène ose le montrer vraiment, et ne reste pas dans du bouillon tiède, n’allant pas jusqu’au bout du projet et n’arrivant pas à vraiment rompre avec le récit originel. Et ainsi, comme dans toute production mal fichue et au total sans audace qui n’est pas soutenue par un ensemble musical d’exception (je dis bien d’exception, ce serait le minimum pour pouvoir faire passer la rampe à ce travail), il arrive ce qui doit ariver : l’ennui, un ennui structurel qui ne quittera plus jusqu’à Götterdämmerung.

 

 

Les voix

Soulignons d’emblée que ce Ring a été globalement mieux chanté que l’an dernier, il y a eu quelques changements de distribution qui sans doute ont amélioré le niveau d’ensemble, et l’orchestre a eu plus de cohérence, ce qui ne veut pas toujours dire plus de présence dramatique d’ailleurs.

Deux des Filles du Rhin sont nouvelles Evelin Novak et Simone Schröder, les trois avec Stephanie Houtzeel, constituent trois voix de choix, qu’on a l’habitude d’entendre et d’apprécier. Mais la difficulté, c’est que trois voix de choix ne font pas toujours un ensemble cohérent : peut-être la question du jeu entre-t-elle dans l’affaire (elles sont bien engagées dans leur rôle de gardiennes de jardin d’enfant un peu distraites) et comme l’an dernier, la part de conversation est très clairement lisible, mais on note des petits problèmes de justesse qui ternissent les moments d’ensemble et de dosage des volumes entre les trois, avec un résultat moins convaincant qu’avec l’équipe de l’an dernier.

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Tout aussi convaincant et même encore plus l’Alberich engagé, sauvage et en même temps terriblement humain d’Olafur Sigurdarson, qui déjà triomphait l’an dernier, avec un timbre chaud, une voix bien projetée, une diction impeccable où chaque mot a du poids, avec un volume affirmé qui en fait au total d’un des meilleurs chanteurs de ce Ring ; la force des grands Alberich, c’est de laisser entrevoir les faiblesses, les déterminismes, l’engagement presque contraint dans la noirceur, il y a chez lui à la fois la ruine morale, mais aussi quelque chose qui fait pitié. Grande incarnation.
Difficile pour Arnold Bezuyen d’interpréter le Mime voulu par Schwarz, parce qu’on s’attend toujours à la caricature, à l’expression caractériste, au personnage immédiatement classé dans les comiques infâmes. Or ici, dans cette vision, il est un « adjuvant », désolé de voir son frère faire du petit Hagen-Rheingold un monstre. Il doit donc trouver un style différent (quand la musique, elle, ne change pas, ni le texte…) C’est un peu la quadrature du cercle et il est sans cesse entre deux eaux, avec une voix moins grimaçante, moins en représentation, plus en normalité, et au total plus pâle et moins intéressante. C’est dur d’être un gentil quand on est programmé pour être un lâche, un faible, un peureux, un ridicule.

Tobias Kehrer (Fafner) | Jens-Erik Aasbø (Fasolt) | Figurant-écolier des Bayreuther Festspiele

Les deux géants (« les architectes ») Fafner (Tobias Kehrer) et Fasolt (Jens-Erik Aasbø) s’en sortent avec les honneurs, même si ce dernier m’est apparu moins en relief et plus gris que l’an dernier dans le même rôle. En revanche Tobias Kehrer reprend le rôle de Fafner de manière plutôt affirmée avec une voix sonore de très bel effet.

Comme j’aime à le souligner, il faut pour Freia une personnalité vocale qui puisse être une future Sieglinde : j’ai bien raison de l’affirmer parce qu’Elisabeth Teige était l’an dernier Freia, et cette année… Sieglinde.
Lui succède une Freia pâle, inexistante, sans intérêt si présence : Hailey Clark.
la personnalité en revanche ne manque pas à Christa Mayer, à qui pourtant la Fricka de Rheingold, très conversative et donc plus colorée vocalement, convient moins que celle de Walküre . Elle garde cependant une belle tenue en scène et donne au personnage une incontestable autorité, sans que le chant n’ait la variété d’autres Fricka vues sur cette scène et ailleurs.
La couleur, c’est la grande force d’Okka von der Damerau, une Erda expressive qui articule le texte avec une rare intelligence, sans avoir toutefois la profondeur habituelle dans le rôle, mais elle a une telle présence, une telle autorité vocale et scénique, qu’elle fascine dans une intervention qui reste un des grands moments de ce Rheingold : Okka von der Damerau est un grand personnage de théâtre, et elle le montre ici dans une mise en scène qui a priori ne la favorise pas.

Raimund Nolte en Donner et Attilio Glaser en Froh sont aussi présents, aussi engagés et aussi justes que l’an dernier, expressifs, très impliqués dans leur jeu, sans jamais surjouer, et toujours avec un chant élégant et contrôlé.
Moins contrôlé le Loge de Daniel Kirch, qui, un peu comme le Mime de Arnold Bezuyen, ne semble pas trouver le ton adéquat. Le chant est affirmé, avec le juste volume (il chante habituellement les grands rôles de ténor wagnérien, dont Tristan), la diction est impeccable, mais le côté « ténor de caractère » marqué chez Loge, est ici remplacé par des gesticulations un peu brouillonnes, tout autant que des irrégularités de ligne (l’aigu quelquefois un peu poussé et inutile) qui finissent par nuire à la définition du personnage.

Tomasz Konieczny (Wotan)

Connaissez-vous Siegmund Niemsgern ? il fut l’un des Wotan de Bayreuth (celui de Peter Hall), une immense voix de baryton, puissante, imposante même. Il fut aussi un notable Telramund (à la Scala avec Abbado) … Mais souvent les Telramund chantent Wotan comme Telramund et alors ça déraille…
Niemsgern avait de grandes qualités de départ mais un défaut de phrasé, d’émission, de rythme qui rendait quelquefois ses prestations désagréables, un peu vulgaires, ne donnant pas du personnage la noblesse distante qu’il doit quelquefois avoir.
Tomasz Konieczny qui fut aussi un grand Telkramund m’y fait penser. Il a d’immenses qualités vocales : puissance, projection, présence, tenue de souffle, mais en même temps des problèmes de phrasé, un peu bousculé, des erreurs de texte sur lequel il semble butter, un manque de clarté dans la diction avec une manière de privilégier le volume, les emportements qui finissent par gêner un peu. S’il a une incontestable autorité en scène, il n’a jamais la noblesse, jamais la distance, ni même la distinction. Peut-être ce type de personnage est-il voulu par la mise en scène, mais il manque une ligne et même quelquefois un peu de contrôle.
Les grands Wotan du passé récent ou non, (Koch, Volle, ou Adam, ou Tomlinson) avec des voix très différentes et quelquefois pas forcément idéales (McIntyre) ont d’abord privilégié la fluidité du texte, notamment dans Rheingold où le Wotan est radicalement différent des autres parties du Ring. Ici la voix n’est pas en démonstration, mais en conversation, avec ses sauts et ses gambades, ses couleurs, ses variations et surtout sa souplesse. Konieczny a un côté rêche et heurté qui ne rend pas vraiment justice aux exigences (difficiles il est vrai) imposées par Wagner dans ce début de Ring. Mais sa force un peu brute a séduit une bonne partie du public.

 

La direction musicale

C’était sans doute le plus attendu puisque le Covid avait eu raison de Pietari Inkinen l’an dernier, remplacé in extremis par Cornelius Meister. Le chef finlandais avait été désigné dès le départ comme le chef de cette nouvelle édition du Ring qui rappelons-le devait voir le jour en 2020. Puisque l’an prochain il sera remplacé par Philippe Jordan, il n’aura donc au bout du compte dirigé que cette édition.
La curiosité était donc grande.
La qualité de cette direction est d’abord de tenir l’ensemble avec application, de maintenir les équilibres entre la fosse et le plateau, et de proposer une ligne au total assez uniforme, mais solide.
Car si techniquement les choses sont au point, au niveau des intentions la direction est relativement superficielle et manque de profondeur. Nous l’avons souligné, Rheingold est essentiellement un opéra de théâtre de conversation, comme l’était Die Meistersinger von Nürnberg : les deux œuvres sont créées à un an de distance et même si Das Rheingold est composé depuis plusieurs années, il reste que les deux privilégient en fosse comme sur le plateau, la couleur, la souplesse et la précision de l’accompagnement du mot, essentiel dans la conversation.
C’est un peu ce qui manque dans la direction de Pietari Inkinen, plus un accompagnement très digne qu’une direction qui puisse créer un univers.  Ce travail reste sage, peu varié, manquant de couleur, de discours, de ces variations qui font les grandes directions musicales.
Rien de scandaleux, rien d’erroné, mais rien de vraiment neuf ou d’intéressant qui puisse affirmer une personnalité forte ou un vrai caractère : pas de vraie transparence, pas de tension (le début de l’œuvre si caractéristique reste ici neutre et assez plat) et l’entrée des Dieux au Walhalla en conclusion est attaquée forte, sans qu’on puisse y lire une intention (ironie, distance etc…). Une direction qui ne gêne ni n’intéresse, qui suit de manière un peu linéaire ce qui se passe sur le plateau et dont la sagesse a été très bien accueillie dans l’ensemble par le public, ce qui est positif.

Le bilan de ce prologue est au total particulièrement contrasté. Il n’y a pas de vraie Gesamtkunstwerk puisque chacun va son chemin, sagement, et qu’à la mise en scène sans véritable aspérité répond une direction assez plate et sans grande personnalité. C’est un sentiment étrange qui nous saisit : le manque d’envie et d’attente de la suite, et comme on l’a déjà souligné un discret ennui, L’Ennui du Nibelung… c’est la première fois que cela nous saisit à Bayreuth car rien ne surnage qui pourrait exciter notre curiosité ou stimuler nos envies…

À suivre…

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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