Richard Wagner (1813–1883)
Der fliegende Holländer (1843)
Romantische Oper in drei Aufzügen
Livret : Richard Wagner
Création :  2 janvier 1843, Königliches Hoftheater Dresden

Direction musicale :Oksana Lyniv
Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Dramaturgie : Tatiana Werestchagina
Chœur : Eberhard Friedrich

Daland : Georg Zeppenfeld
Senta : Elisabeth Teige
Erik : Tomislav Mužek
Mary : Nadine Weissmann
Der Steuermann : Attilio Glaser
Der Holländer : Michael Volle

Chœur du Festival de Bayreuth (Der Festspielchor)
Orchestre du Festival de Bayreuth (Das Festspielorchester)

Bayreuth, Festspielhaus, mardi 1er août 2023, 18h

Continuité et discontinuité dans cette production puissante de Der fliegende Holländer, signée Dmitri Tcherniakov, créée en 2021 avec une Asmik Grigorian étoile aussi étincelante que filante, qui a quitté un navire alors encore totalement verrouillé par la pandémie, remplacée dès 2022 par Elisabeth Teige. Même chose pour le metteur en scène qu’on n’a pas revu depuis sur la colline verte. Quelques variations également dans le rôle du Hollandais, attribué en 2021 à John Lundgren, en 2022 à Thomas Johannes Mayer (remplaçant Lundgren prévu) et cette année à Michael Volle (remplaçant encore Lundgren prévu). C’est Tomasz Konieczny qui est programmé l’an prochain.
Eric Cutler, Erik, a laissé la production après deux éditions, et Marina Prudenskaya, Mary en 2021, a été remplacée par Nadine Weissmann dès 2022.
Deux éléments de continuité : Georg Zeppenfeld, Daland depuis 2021 et la cheffe Oksana Lyniv, d’année en année de plus en plus triomphante et énergique.
La production ne m’avait pas convaincu au départ, mais assez vite je suis rentré dans cette ténébreuse affaire familiale dans un village embrumé de l’Europe du Nord, à laquelle bien des spectateurs ne s’habituent pas : elle continue à recevoir quelques huées isolées.
Tcherniakov en effet conformément à son habitude, réécrit l’histoire en lui enlevant ce qu’elle pouvait avoir de romantique ou de magique et déplacé l’attention d’une Senta qui a toujours été la vedette de l’affaire vers une nébuleuse sur laquelle nous allons revenir.
Mais en matière de conduite d’acteurs, de gestion des foules et de tension, Tcherniakov reste un maître, même absent et donc fantomatique :  on entre comme aimanté dans son labyrinthe (encore un) et c’est passionnant.

 

L’avantage de « L’atelier Bayreuth » est qu’il permet à un metteur en scène de revoir éventuellement son travail d’année en année pour l’affiner. Mais le spectateur qui fréquente régulièrement le Festival de Bayreuth ouvre lui aussi chaque année son propre « Atelier » où il remet sur le métier son regard, ses opinions sur une ou plusieurs productions du Festival, si bien que d’année en année, sa vision se précise (ou s’embrume) et son opinion se construit jusqu’à s’asseoir définitivement, par le regard, la réflexion et aussi par les discussions passionnées d’après spectacle (si celui-ci en vaut la peine).
Bayreuth n’est – ou ne devrait pas être- le lieu des opinions toutes faites ou des déclarations définitives, mais une école de la patience, une école de la pensée aussi, et répond en cela au désir de son créateur de créer un spectateur curieux et averti. C’est la raison pour laquelle les imbéciles qui se faisaient photographier devant le Festspielhaus avec des masques de sommeil avant les représentations du Ring de Frank Castorf, sont des gens qui n'ont rien à faire là.

Il y a des productions discutables, ou mal conçues ou pensées (nous en avons cette année encore un triste exemple), mais les revoir, c’est aussi leur donner à chaque fois une chance de nous étonner, éventuellement de nous faire changer d’avis. C’est merveilleux de changer d’avis si c’est pour aller plus loin, progresser et surtout découvrir.
Comme je l’ai écrit, cette production de Dmitri Tcherniakov ne m’avait pas totalement convaincu à la première vision, et visiblement, bien des spectateurs ne l’aiment pas parce qu’elle leur refuse leur part de romantisme, de rédemption par l’amour etc… Elle leur refuse l’idée qu’ils ont d’un certain Wagner dont le sublime rencontre leurs rêves. Mais on sait qu’il n'y a pas plus dangereux que la musique de Wagner pour nous hypnotiser et nous éloigner des realia. (Exemple : le duo Siegfried-Brünnhilde de Siegfried).
Tcherniakov ici vend du cauchemar.

Elisabeth Teige (Senta) | Tomislav Muzek (Erik).

Dmitri Tcherniakov raconte toujours une histoire qui semble en décalage avec le livret, mais qui s’appuie sur lui et n’en contredit pas l’essence. Il essaie de travailler sur des causalités plausibles qui pourraient conduire au drame humain. Il fait de ces histoires quelquefois légendaires ou surnaturelles des histoires d’humanité, nos histoires, notre histoire.
Rappelons que la version de 1843 du Fliegende Holländer n’avait pas de rédemption par l’amour, que celle-ci a été rajoutée en 1860, quand Wagner travaillait à Tristan et après avoir vécu l’intensité de la rencontre avec Mathilde Wesendonck et écrit les Wesendonck-Lieder. Et la période 1860–1863 constitue sur bien des points un tournant pour la vie et l’écriture de Richard Wagner : il revient sur Der Fliegende Holländer (rajout de la rédemption, comme on l’a dit), sur Tannhäuser (à l’occasion des représentations parisiennes), parcequ’il travaille à Tristan et aux Meistersinger, et va bientôt commencer la liaison avec Cosima von Bülow… La période qui va suivre, marquée également par le soutien de Louis II de Bavière, ouvre quelque chose de nouveau pour le créateur, dans la vie et dans les œuvres .
Rappelons également qu’à Bayreuth, la version originale de 1843 n’a été jouée qu’en 1978 (et les années suivantes) à l’occasion de la production Harry Kupfer, visible en vidéo, qui reste l’une des productions les plus marquantes de l’œuvre, souvent copiée, mais jamais dépassée sur la thématique « Senta ».
Rappelons enfin que cette édition de Fliegende Holländer est la version de 1860 avec rédemption, et qu’il faut évidemment en tenir compte, même si la fin apparaît à certains en contradiction avec « l’esprit » (?) de l’œuvre.

Tcherniakov propose de raconter le retour de « H », après une très longue période, dans un petit village du nord de l’Europe et le prélude nous plonge dans un lointain passé, où un enfant rentre chez lui avec sa mère qui croise un homme (Daland) renvoie l’enfant à la maison tout seul. S’ensuit une étreinte passionnée avec l’homme, bientôt surprise par l’enfant. La femme (qui n’est sans doute pas une prostituée, comme je le pensais dans mon précédent article) s’interrompt brusquement, prend l’enfant et le ramène à la maison.
Deuxième moment, la femme croise à nouveau Daland, se jette à son cou, mais elle est (très) brutalement rejetée, puis cherche secours au temple où elle est aussi rejetée, et devient la pestiférée du village dont tout le monde se détourne… le tout sous les yeux de l’enfant qui observe tout, de loin et dissimulé.
Le résultat, elle se suicide en se pendant à un palan de suspension d’une maison de rapport, sous les yeux de son fils.

Quand le rideau se lève et que les hommes (des marins) boivent à la taverne, on remarque un homme (H), qui médite devant la maison où a eu lieu le suicide : on comprend d’emblée qu’il est ce fils de la femme « pestiférée » qui revient dans son village natal… Et qu’il n’y revient pas en simple visite…

J’avais écrit dans le titre de mon premier article : un hollandais sans vaisseau, sans mer. (Voir ci-dessous, pour poursuivre la lecture), mais en réalité la mer est partout, sans qu’on la voie.
Elle est dans cette brume poisseuse qui envahit toute la scène la plupart du temps et notamment à la fin, elle est aussi dans les costumes d’Elena Zaytseva (le pilote, Erik), elle est dans ces maisons, qui sont des formes diverses, la plupart du temps peu détaillées, qui bougent à chaque scène pour donner du « village » une vision différente, un angle différent, avec tout de même au centre l’église ou le temple, comme signe identitaire de la petite communauté. La mer, elle est aussi dans la scène finale, dont le décor est organisé comme celui signé Peter Sykora de la production Kupfer dans la même scène, clairement référencée aussi à un petit port scandinave, comme un bord de mer embrumé (superbes éclairages de Gleb Filshtinsky) , une esplanade ouverte et en même temps aveugle… toute une atmosphère en somme…
Cette atmosphère assez lourde  est clairement quant à elle référencée littérairement, à Ibsen (Peer Gynt), à Jon Fosse aussi, avec ses univers sombres, ses personnages tendus au passé indéfinissable, ses allers et retours entre vie et mort…
Visuellement, le décor est, nous l’avons déjà évoqué, à la fois précis comme souvent chez Tcherniakov, par exemple le café, avec son comptoir et ses petits détails, mais aussi avec les tables et les chaises que chacun apporte pour se réunir (le chœur des fileuses), variées, diverses, comme pour ces réunions fréquentes en Scandinavie où chacun arrive avec son pique-nique ou sa boisson. Mais de l’autre un village abstrait, uniforme, très géométrique et sans personnalité comme ces façades presque interchangeables aux fenêtres sans rideau, presque aveugles, comme si les maisons n’étaient pas occupées, mais dont – on ne sait pourquoi- on devine par derrière des regards anonymes et pas forcément bienveillants…
Li’dée est qu’on n’a rien à cacher et donc les intérieurs sont ouverts (pour laisser passer le soleil quelquefois, ici absent, sans doute pendant l’hiver arctique) comme cette salle à manger-véranda, ouverte aux yeux de tous, où se déroule la scène centrale et déterminante de l’œuvre (la « présentation » de H à la famille) et qui pourtant révèle clairement des non-dits, des secrets lointains, enfouis, peut-être inexpiables, la nébuleuse des secrets…

Michael Volle (Der Holländer) | Nadine Weissmann (Mary) | Georg Zeppenfeld (Daland) | Elisabeth Teige (Senta).

Le village a cette singularité d’être désert, ruelles vides, peu de lumières, et subitement de se remplir du groupe, comme sorti de rien, ou comme s’il était aux aguets et de toute manière prêt à sortir, comme lors de la réunion du chœur de femmes (le chœur des fileuse), comme un chœur de paroisse, ou au troisième acte quand le groupe surgit, s’installe, puis disparaît pour subitement réapparaître au moment final et assister au drame, donnant l’impression d’une communauté toujours présente/pesante où – sans le dire- tout le monde observe tout le monde et où l’homogénéité sociale apparente cache des secrets des abus, des horreurs en tous genres…

On connaît les origines du livret. Wagner lut en 1837 les Memoiren des Herren von Schnabelewopski (Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski) de Heinrich Heine (publié en 1834) alors qu’il était en poste à Riga, dont le chapitre 7 raconte la légende du Hollandais volant, mais à la même époque, Wagner qui dirige tout le répertoire du temps, connaît bien l’un des plus grands succès de l’époque, La Muette de Portici d’Auber (1828) fameux pour avoir été un ferment révolutionnaire à Bruxelles, dont l’héroïne Fenella, est muette après avoir été abusée dans sa jeunesse et aussi Der Vampyr de Marscher (1828), dont l’histoire est celle d’un vampire, Lord Ruthwen qui pour survivre doit sacrifier des épouses vierges.

Michael Volle (Der Holländer) | Chor der Bavreuther Festspiele.

De tous ces éléments Tcherniakov compose une histoire de vengeance : le retour de l’orphelin dans le village dont la population a poussé sa mère au suicide, et la vengeance contre Daland, qui est devenu le riche employeur de toute la communauté.
Entre temps, Daland a épousé Mary, et ils ont apparemment une fille, Senta, agitée et singulière, dont visiblement Daland a envie de se débarrasser.
L’arrivée de H est l’occasion, et le piège se referme…

Tcherniakov a l’habileté de se concentrer non sur une histoire dont il va déflorer un à un les secrets, mais sur la notion même de secrets inavoués, qui touchent aussi bien H que Daland ou Mary, voire Senta.
H est-il le fils de Daland et de la femme qu’il a poussée au suicide ? Dans ce cas si Senta part avec lui, c’est son demi-frère, et c’est un inceste. Ce qui justifierait que H repousse Senta à la fin, très brutalement.
Mary a eu un amant dans le passé, ce peut être aussi H qu’elle reconnaît et dont Senta pourrait-être la fille… même situation scabreuse et tragique avec le même résultat…
H dans ce cas pourrait revenir chercher sa fille, dont Daland veut se débarrasser, trop content de la lui laisser sans savoir que H en est le père et Mary prostrée et accablée pendant la scène de la présentation (le fameux dîner) prendrait sa décision d’en finir avec cette histoire.
Mais la photo que Senta durant le chœur des fileuses et la ballade va prendre dans le sac de Mary n’est apparemment pas la photo du Hollandais (ce qu’on croit spontanément) …
La question qui est ici posée, tout simplement, c’est que le retour du Hollandais, quoi qu’il fasse est un révélateur des secrets enfouis, de ces zones d'ombres que personne n’a envie ni intérêt à réveiller. Et Senta est un instrument, conscient ou inconscient, que H essaie de préserver à la fin.

Tomislav Muzek (Erik) | Elisabeth Teige (Senta) | Michael Volle (Der Holländer) | Chor der Bayreuther Festspiele

Certaines analyses dramaturgiques montrent en même temps que dans le texte, c’est toujours Senta qui se livre et promet, mais que le Hollandais quant à lui ne promet rien : ainsi son refus final à la suite du duo Senta/Erik serait une manière de la préserver et de l’empêcher de se suicider, ce que Senta ferait volontairement, et non plus entraînée par le Hollandais…

Alors le final dramatique de Tcherniakov, où H dans un délire destructeur incendie le village avec ses sbires, qui voit Mary lui tirer un coup de carabine, puis s’écrouler bouleversée, et calmée par Senta, mais aussi qui voit Daland disparaître, effrayé et réalisant subitement que la vérité (laquelle ?) va éclater, pendant qu’Erik reste prostré en arrière-plan est en quelque sorte une vision réparatrice (rédemptrice?), laissant sur scène Erik, Senta, Mary, en quelque sorte les victimes de ces lointains secrets et qui vont vivre. Mary devenant en quelque sorte celle qui par son geste, sauve la situation et ce qui reste de la petite communauté.
Alors peu importe la nature réelle de ces secrets, puisque les protagonistes, H, mort, et Daland disparu et peut-être conduit au suicide à son tour sont éliminés. Les vers sont hors du fruit. L’affaire est ténébreuse, mais au moins résolue.
Nous sommes dans un final à la Don Giovanni, la fin du "méchant" laisse les victimes en vie mais détruites. Peut-être prêtes à revivre…
Certes cette morale est partielle, parce que cette "rédemption par le fusil" rétablit une sorte de norme, même si cette norme a un goût amer, celui d'une société du secret et du silence dans le cas du village presque complètement anéantie, mais l'incendie du village (comme les flammes de l'Enfer" ) rachète en quelque sorte la mort de la mère de H…
La force de ce final, qui frustre certains d'une montée au Ciel du couple Senta/H sorti des flots, c'est justement ce sentiment d'incomplétude, de résolution au prix fort qui ne satisfait personne, qui sème mort et destruction des âmes. La rédemption au prix de la désolation…(Rappelons pour mémoire que la production Gloger précédente s'achevait par une rédemption autrement sarcastique, où l'histoire du couple devenait argument de vente de la petite entreprise qui passait de la vente des ventilateurs à celle des statuettes du couple "uni" pour l'éternité…)
Ce final presque apocalyptique, voire le récit entier de Tcherniakov est clairement inspiré d’une œuvre cinématographique d’un autre scandinave, le danois Lars von Trier, et de son film Dogville (2003) où l’arrivée d’une femme, Grace, dans un petit bourg américain va bouleverser une petite communauté et conduire peu à peu à une apocalypse semblable, entre secrets et turpitudes subies par la jeune femme, où tous les habitants sont tués et le village incendié.

Image finale : Tomislav Muzek (Erik) | Elisabeth Teige (Senta) | Nadine Weissmann (Mary).

Tcherniakov réussit à substituer l’ambiance romantique et surnaturelle du livret par une autre ambiance, pesante, où les secrets enfouis et l’ordre installé sont comme la poussière sous le tapis, qui existe sans exister et qu’on ne veut surtout pas révéler. Senta est malgré elle un révélateur, peut-être d’ailleurs H la connaît-elle depuis plus longtemps qu’on le croit. Mais les péripéties sont d’une certaine manière  des anecdotes : la question qui intéresse, c’est à la fois l’explosion de la communauté, les relations entre réalité et apparence, le refus de regarder la réalité en face et la conduite inévitable à la ruine, car au-delà de Daland, Mary et Senta, H veut la fin du village par vengeance, impérativement et sans accorder d’importance à qui il est ni à ce que sont les autres pour lui. La fin justifie les moyens.

Au contraire de Valentin Schwarz, Dmitri Tcherniakov sert son récit par une direction d’acteurs exceptionnelle, avec des jeux de regards, des petits gestes nerveux, des mouvements calculés jamais désordonnés, mais aussi par une direction des chœurs hors normes, où chacun a un rôle très individualisé, un petit mouvement, un sourire en coin, l’opposé de ces chœurs « collectifs » où chacun fait ce que fait le voisin, le chœur des fileuses est un exemple de cette dentelle scénique incroyable, et évidemment tout le troisième acte, avec une montée progressive de l’inquiétude et de la tension, où la tempête fameuse n’est pas déclenchée par les éléments, mais par les hommes, par leurs mouvements, par leur tension, et par l’opposition lisible et réglée au cordeau des sbires de H, en noir, et du reste de la communauté, qui commence à être décimée par H et son groupe. Il y a là une progression presque mathématique de la tension, remarquablement accompagnée par la fosse, qui porte l’ensemble à une incandescence supérieure à tout ce qu’elle pourrait être dans une version « traditionnelle ».

Ainsi comprend-on que Tcherniakov retient tous les éléments de cette histoire « romantique » aux relents surnaturels, pour en faire une histoire d’aujourd’hui, sans jamais trahir ni l’esprit, ni les caractères : sa seule entorse, c’est d’avoir fait de Mary l’épouse de Daland, mais rien ne dit qu’elle est la mère de Senta (dans le livret, elle est sa nourrice, elle pourrait être ici sa mère adoptive) ce qui se rajoute aux étranges rapports familiaux des uns et des autres et c’est aussi d’en avoir fait la clé muette (le rôle est muet sauf dans la scène des fileuses) de la construction d’ensemble.

Mais Daland n’est pas plus recommandable dans le livret original que dans l’histoire de Tcherniakov, Erik toujours l’amoureux transi et rejeté, le pilote toujours un peu le représentant du groupe et le Hollandais, qu’il soit H ou non, est toujours fauteur de la catastrophe finale…
Il en résulte un travail rigoureux, de vrai théâtre, avec un sens de l’espace complètement maîtrisé, à chaque fois correspondant à l’esprit de la scène, une grande mise en scène, la seconde de ce Festival, et comme l’autre succès, Tannhäuser, une reprise…C’est dans le vieux pots…

 

Les aspects musicaux

Les voix

L’engagement dans le jeu de chacun est à saluer de manière appuyée : il n’y a pas de personnage qui laisse indifférent ou qui semble en décalage et qui ne soit pas à sa place.

Attilio Glaser (Der Steuermann)

Vocalement, le Steuermann d’Attilio Glaser a plus de personnalité que dans d’autres mises en scène,  et encore cette année, il montre une voix assurée, bien projetée, et un timbre chaleureux, de plus, il est très engagé dans le jeu (scène initiale au café) et on identifie bien son rôle au troisième acte, notamment quand il tente de s’opposer aux sbires de H.
Nadine Weissmann en Mary a une forte présence, et un jeu particulièrement marqué. Elle propose une Mary qui a perdu de l’énergie, un peu lasse (dans la scène des fileuses/choristes) et la voix a perdu un peu de sa chaleur et de ses couleurs, mais elle correspond à cette Mary blessée, atteinte, qu’elle personnifie fortement dans la scène de la présentation (le repas sous la verrière) avec un visage fermé, sombre, méditatif.
Cette Mary a une personnalité plus scénique que vocale, mais cette présence, compte tenu de la mise en scène, est essentielle dans l’économie du spectacle.

Tomislav Mužek (Erik)

C’était Andreas Schager qui devait être Erik. Devant assumer au bout des péripéties et des annulations les deux Siegfried et Parsifal, il a été remplacé dans Erik par une vieille connaissance, Tomislav Mužek qui était Erik dans la précédente production (Jan Philip Gloger, la production des ventilateurs). De nouveau, et sans avoir un timbre exceptionnel, sa voix affirmée, sa manière de faire vibrer le personnage, toujours au bord du désespoir, ses aigus sûrs posent le personnage et en font un Erik de très bonne facture, plus théâtral, plus engagé, plus sauvage peut-être que Eric Cutler, qui convient bien à cette vision. Il remporte un très beau succès et ce n’est que justice.
Que dire du Daland de Georg Zeppenfeld, sinon qu’il fascine toujours par ses qualités de phrasé, l’articulation du texte impeccable (et il faut dire que dans ce contexte le duo avec Michael Volle est un modèle du bien chanter Wagner, deux maîtres-chanteurs à l’œuvre), il est en plus le personnage un peu fuyant, à la fois sûr de lui et sympathique au café, au milieu de ses hommes, et en famille un peu veule – l’enjeu est trop fort -. il sait rendre les facettes du personnage, y compris les plus troubles : il suffit d’un regard. Dans la pantomime initiale avec la mère de H, il est aussi brutal, glacial, distant, le Daland haïssable que le personnage est tout de même dans cette histoire, livret original ou non. Grande interprétation.

De nouveau Elisabeth Teige est Senta, elle a pris totalement possession du personnage, avec sa force, sa décision, mais aussi sa naïveté mélangée à une rouerie qu’on devine dans la scène des fileuses/choristes. Elle est moins « sale gosse » que ne l’était Grigorian, avec une certaine tendresse, une vraie jeunesse et une énergie vocale qui stupéfie, tenue à l’aigu avec maîtrise du volume et du souffle, et une homogénéité peut-être meilleure que l’an dernier dans le grave. Elle construit son personnage, loin de la névrose, mais plus résolu, un peu plus mature. La performance recueille un triomphe, évidemment amplement mérité.

Annoncée sur le tard, la venue de Michael Volle remplaçant John Lundgren est évidemment devenue un événement. On se souvient sur la colline de son Sachs (Production Kosky), de son Beckmesser (production Katharina Wagner) et surtout de son Wotan à Berlin sous la direction scénique du même Tcherniakov. La présence à Bayreuth d’un des deux ou trois plus grands chanteurs wagnériens du moment donne à cette apparition inattendue des allures de miracle.

Michael Volle (Der Holländer)

C’est évidemment un Hollandais sui generis, sans la sauvagerie désordonnée de Lundgren, avec quelque chose du monde intérieur dévoilé l’an dernier par Thomas Johannes Mayer et le même souci du texte, mais avec un timbre chaud, un phrasé impeccable, une voix claire, projetée sans effort, une expression remplie de couleurs, pesant chaque mot, calculant chaque expression, avec une interprétation mesurée, faite de petits gestes fugaces, d’une tension qu’on devine contenue, une violence rentrée. C’est une vraie composition, un nouveau personnage dans cette mise en scène, peut-être plus résolu, plus dangereux aussi. Son art de mesurer la parole qui passe naturellement du murmure à la clarté, de faire ressentir l’intériorité du personnage, les souvenirs qui remontent à la surface, rend l’épaisseur psychologique unique et donne un des Hollandais les plus fouillés qu’on ait pu voir. Sans qu’il ait besoin de forcer la voix, sans qu’il ait besoin d’aigus ravageurs pour s’affirmer, dès qu’il est en scène, il se pose en centre de gravité. Son dernier acte est époustouflant de violence et de fureur, qui expriment en même temps par l’émission même une déchirure irrémédiable.
À ce niveau, ce n’est pas une performance, c’est du grand art, une leçon qui s’impose à tous. Quelle chance d’avoir pu assister à une telle prestation… à garder précieusement dans les souvenirs de la légende dorée de Bayreuth.

Chœur et orchestre :
Après une prestation brouillonne dans Götterdämmerung (sur laquelle on reviendra), on retrouve la légende du chœur de Bayreuth, toujours dirigé par Eberhard Friedrich à l’expressivité légendaire, avec une force peu commune, et une présence à la scène d’autant plus forte qu’il est vraiment mis en scène, faisant de chaque choriste un individu, et donc lui donnant en quelque sorte une psychologie. Et cela se sent dans l’expression, aussi bien dans le chœur des fileuses/choristes d’autant mieux chanté qu’il est joué, et dans le troisième acte, impressionnant de puissance, tout en gardant une clarté incroyable dans l’expression. Un sommet.

Nadine Weissmann (Mary) | Elisabeth Teige (Senta) I Chœur des Bavreuther Festspiele.

Même efficacité dans un orchestre impressionnant de fluidité et de présence, sans aucune scorie (l’exécution est parfaite), mené avec un tempo soutenu et laissant entendre de très beaux moments instrumentaux (les bois).
C’est aussi que pour sa troisième année, Oksana Lyniv, qui remporte une triomphe là aussi mérité (comme sa consœur Nathalie Stutzmann dans Tannhäuser), et qui dirige avec une énergie jamais en défaut, mais en même temps soucieuse de laisser les voix s’épanouir dans les passages un peu italianisants (sa présence à la tête du Teatro Comunale de Bologna lui donnerait-elle des couleurs de ce Wagner italien, né justement à Bologne qui en a gardé la tradition où Lohengrin a été le premier opéra de Wagner à être créé en Italie en 1871 ?), mais on entend aussi les échos du romantisme allemand à la Marschner dont il était question plus haut et aussi à la Weber, le père de l’opéra romantique allemand. C’est dire que cette direction s’est approfondie, a connu une vraie maturation et convainc à tous niveaux : respiration, rythmes, clarté, tension soutenue, avec une vraie science du crescendo, et aussi un vrai sens du théâtre. C’est cette année qu’Oksana Lyniv nous a totalement emportés et enthousiasmés.

Quand scène et fosse s’unissent pour offrir un spectacle total, quand les voix sont au rendez-vous, le triomphe l’est aussi qui console de déconvenues fréquentes ces derniers jours. La mise en scène de Tcherniakov donne au récit voulu par le metteur en scène vérité et urgence à cause d’une rigueur de tous les instants dans la gestion des espaces, des foules des individus. Elle est soutenue par une fosse qui en respecte le rythme et la respiration et laisse les voix exceptionnelles s’épanouir et quand Michael Volle survient en cerise sur le gâteau couronner une production déjà forte, nous entrons enfin au Walhalla… vu les jours précédents, il était temps.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Extraordinaire représentation. Perfection.
    Je complète ici les commentaires au Wanderer que j’avais faits en 2021 sur l’interprétation de la dramaturgie. Clairement il s’agit du détournement du sujet. D’abord je crois qu’il ne faut pas chercher midi à quatorze heure. H est bien le jeune garçon qui voit sa mère se pendre car elle a été poussée au suicide par l’opprobe des villageois et par le rejet de celui qui a profité d’elle et la repousse ensuite, probablement Daland. H va revenir pour se venger du village et de Daland.
    Clairement Mary est mariée avec Daland et Senta est sa fille. Mais je pense qu’elle est la fille adoptive de Daland et son père est l’homme (un quidam) de la photo. Donc il n’y a aucunes question de filiation dans cette histoire. Et Senta a un fantasme d’adolescente autour de ce père qu’elle n’a jamais connu. C’est sa quête et H va être vu par elle comme la réalisation de ce fantasme. Donc H va séduire les villageois, Daland et répondre au fantasme de Senta. Au 3 il va déclencher la vengeance avant que Senta ne le rencontre : ses sbires tirent sur la foule. Senta a vu. Elle «  colle » H qui la repoussé très violemment comme un fou furieux, elle s’accroche et hurle sa détresse et Mary abat H. L’acmé est passée et la musique domine ce désastre. Mais Senta devient adulte.
    C’est cohérent, convainquant et grandiose. J’avoue ne pas regretter l’histoire dite « romantique ». Franchement quel « Dieu » va punir H à errer sur la mer pour avoir blasphémé et tous les sept ans venir chercher une épouse ? Amour ? Bah…et Senta a toujours un fantasme : pas de père, mais d’amour…et finalement elle se suicide parce que H a vu Eric tourner autour d’elle et qu’il risque de ne pas avoir sa redemption ? Pas très crédible, ni exaltant. Donc Tcherniakov il me va bien. De plus la direction d’acteurs est tirée aux cordeaux, époustouflante. Ça change de Tristan avant hier et sans doute de Parsifal ce soir.
    L’orchestre est superbe. Hormis un vilain petit canard du cor à la fin du monologue du 1 qu’on oubliera. Grandiose par moment, violent parfois, l’orchestre est subtil à certains moments, ralenti, rêveur. Quelle direction inspirée d’O Liniv !!
    Comme le dit Wanderer les chœurs et les seconds rôles sont superbes.
    E Teige est grandiose. Avant sa ballade,elle a eu brièvement un vibrato mais ensuite une voix ample, presque de soprano dramatique,ce qui n’est en principe pas la voix de Senta. Mais l’engagement est superb, la puissance et la justesse impressionnantes. Cependant cela change un peu la vision de cette Senta : elle apparaît moins adolescente que Grigorian, plus « sérieuse », plus mature, et personnellement je préfère Grigorian (vue en vidéo, et je ne suis pas vraiment impartial, la concernant). En tout cas Teige est grandiose.
    Lungren était un bloc de haine, massif, introverti. Volle est FORMIDABLE au sens littéral du terme. D’une variété de chant superbe, manipulateur’ comme le dit Wanderer dangereux. Mais quel chanteur, quel acteur !
    Bref un Hõlländer grandios, superbe, à mettre dans les annales.

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