Qu’elles semblent lointaines ces premières décennies du XXe où Bucarest s’enorgueillissait de son surnom de « Petit Paris », Micul Paris. Pourtant, si la capitale roumaine porte les stigmates d’un passé toujours brûlant, à l’instar de ces édifices en béton qui s’élèvent comme les vestiges omniprésents de ses années communistes, sa situation au carrefour de l’histoire et des cultures rend infiniment singulier le charme qui entoure les égarements des visiteurs – égarements oui, car Bucarest n’est pas de ces villes où l’on flâne, mais de ces villes où l’on s’égare pour fuir les artères colossales qui les fendent de part en part, à la recherche d’une strada arborée, à même de procurer un instant de fraîcheur dans l’étuve continentale de la plaine valaque.

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Zubin Mehta dirige Otello au George Enescu Festival
© Andrei Gîndac

Mais concentrons-nous sur ce qui nous amène à 2500 kilomètres de notre terrain de jeu habituel : la 26e édition du George Enescu Festival – et ses grandes salles climatisées dans lesquelles on peut glaner quelques heures en dessous des 37°. Pour sa première édition en tant que directeur artistique, Cristian Măcelaru – directeur musical de l’Orchestre national de France – perpétue ce qui fait la renommée de ce glorieux évènement : une programmation de tous les superlatifs. Et c’est bien sous cet auspice que s'annonce dans la Sala Palatului l’Otello de Verdi, par l’Orchestra et le Coro del Maggio Musicale Fiorentino, dirigés par leur direttore onorario : Zubin Mehta.

Sans ouverture ni prélude, l'opéra commence par un Allegro agitato fortissimo des plus tumultueux, remuant dans un sabbat orchestral et vocal toutes les forces en présence venues acclamer le Maure de Venise. Le tempo lent installé par Mehta est l’occasion pour l’orchestre et le chœur de rutiler durant les réjouissances avinées du premier acte, tout en immergeant l’auditeur dans le déluge des éléments et des passions. Toutefois, si un tel tempo trouve sa pertinence dans le duo d’amour de l’acte I ou dans le mélancolique solo de Desdemona à l’acte IV, celui-ci a également l’inconvénient de scléroser la progression dramatique des deux actes centraux, ceux qui voient Iago instiller fureur et jalousie dans le cœur d’Otello.

Dirigée ainsi sans grande vivacité, la phalange florentine reste sur la réserve et se cantonne à un rôle de figurant qui ne parvient à transmettre ni la nervosité ni la fièvre – censées pourtant étouffer les protagonistes et l’auditeur. Devant la pâleur d'une telle interprétation, on peine alors à croire qu’il s’agit là d’un orchestre de fosse. Mais s’il n’a plus la fougue de ses jeunes années, force est de constater que Zubin Mehta a conservé une maîtrise absolue des équilibres – essentielle au finale du troisième acte et sa savante mosaïque sonore – ainsi qu’une science de l’accompagnement toujours au service du plateau vocal.

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Anastasia Bartoli (Desdemona)
© Andrei Gîndac

Celui-ci, bien que contrasté, offre quelques agréables surprises, au premier rang desquelles la Desdemona d’Anastasia Bartoli – la fille de Cecilia… Gasdia, grande soprano rossinienne et directrice des Arènes de Vérone. Sa technique vocale parfaite, son élocution élégante et l’intensité de son incarnation nous gratifient d’un Ave Maria très expressif qui compense largement la légère aigreur de son timbre, qui devra encore, pour se parfaire, prendre en rondeur. Face à une telle Desdemona, Fabio Sartori ne parvient malheureusement pas à porter son Otello à hauteur et souffrira dès le deuxième acte d’un cruel déficit d’autorité – à ce titre, l’humiliant « A terra ! » qu’il adresse à son épouse en fin de troisième acte apparaît moins comme un ordre que comme une supplication mal assurée ; visiblement pas sur la même longueur d’onde ce soir, leur duo d’amour en fin de premier acte sonne lui aussi trop creux. En ténor expérimenté, Sartori parvient cependant à compenser sa faiblesse dans les aigus par une extrême rondeur de timbre et une agilité des plus habiles, qui lui permettent de se sortir de ce rôle exigeant dans le haut de la tessiture.

Le trio principal peut également compter sur un bon Luca Salsi, parfaitement à l’aise dans le rôle de Iago : un peu en manque de graves dans l’acte I, sa prestation ne fera que s’élever du point de vue dramatique jusqu’à son « Ecco il Leon », paroxysme de noirceur et de mépris en fin de troisième acte. Enfin, soulignons l’excellence du reste de la distribution, remarquable tant pour ses qualités vocales que pour l’incarnation de chacun des personnages.

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Otello au George Enescu Festival
© Andrei Gîndac

On ne s’attardera pas en revanche sur ce qui venait animer cette quasi version de concert de l'œuvre de Verdi, un « contenu multimédia » signé Nona Ciobanu qui, par ses ajouts sonores sur la tempête introductive, aura franchi la frontière du mauvais goût et, par ses incompréhensibles projections vidéo, n’aura fait qu’alterner entre l’inutile et le rébarbatif.


Le déplacement d'Erwan a été pris en charge par le George Enescu Festival.

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