Vérone entre modernisme et tradition

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En cet été 2023, le Festival des Arènes de Vérone fête son centième anniversaire. En réalité, la première Aida y fut donnée le 10 août 1913 sous la direction de Tullio Serafin. Mais les années de guerre empêchèrent la mise sur pied de dix saisons entre 1915 et 1918 puis entre 1940 et 1945. L’Aida du centenaire implique donc une nouvelle production confiée à Stefano Poda qui, comme il le fait partout, conçoit mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie. Pour lui, cette œuvre  est l’histoire d’un monde en guerre qui fait de deux peuples frères des ennemis mortels. Verdi ne prend parti ni pour l’un, ni pour l’autre, mais se laisse émouvoir par la souffrance des victimes. La trame constitue un voyage dantesque qui part de l’enfer pour parvenir à la paix d’une vision extatique. Au lieu de façonner un chromo de l’Egypte antique, Stefano Poda qui, lors d’une visite au Musée Egyptien de Turin, a ressenti  le raffinement avant-gardiste de cette civilisation, se  laisse gagner par la volonté d’épurer les vieilles imagées dorées pour glisser vers un univers d’acier, d’argent, de miroir, de verre, de transparence. En résulte un monde froid et impitoyable, à la fois technologique comme le laser et primitif comme la glace. Au centre de la scène, une gigantesque main dont chaque doigt est actionné par un tracteur est censée représenter la puissance dont est doté l’homme, capable de tuer ou de créer, de frapper ou de s’élever. Les rayons laser en fuseau constituent une pyramide couronnée d’un ballon d’argent que, seuls, perçoivent les spectateurs des gradins qui sont suffisamment distants du plateau. En cette structure évoluent figurants et danseurs par dizaines qui s’écarteront au moment où le sol s’effrite pour faire apparaître les captifs éthiopiens en une image saisissante. Par contre, certains concepts sont difficilement explicables, comme l’alignement de cadavres momifiés dans les appartements d’Amneris ou le défilé de crinolines modern style en bordure de scène. Et le clou du spectacle est  assurément la scène finale où le tombeau enlisé dans le sable se mue en une pyramide s’élevant dans les cieux afin d’atteindre la sérénité dans l’au-delà… En conclusion, il faut bien admettre que ce visuel délibérément envahissant prétérite la musique.

Néanmoins, dans la fosse d’orchestre, Daniel Oren remue ciel et terre pour éviter tout décalage avec le plateau en menant avec précision les forces chorales et l’effectif instrumental, de moyenne qualité par rapport aux précédentes saisons. Mais sa direction a le louable mérite de cultiver les nuances, allant même jusqu’au pianissimo le plus ténu pour les audacieux mélismes de l’acte III. Le Coro dell’Arena, préparé par un maestro chevronné comme Roberto Gabbiani, exhibe une remarquable homogénéité des registres. 

A la représentation du 23 août, Anna Pirozzi incarne Aida avec une vigueur de l’accent et une ampleur qui accentuent la charge pathétique de sa composition quelque peu monochrome. Car lui manquent les filati et les pianissimi qui traduiraient la nostalgie d’un monde perdu. L’on en dira de même de l’Amneris de Clémentine Margaine, taillée à coup de serpe, qui peine à suggérer la jalousie, car elle recourt continuellement au fortissimo pour traduire l’altière dignité de la fille des pharaons et sa propension à la vengeance. Guère convaincant, le Radamès de Gregory Kunde, mis en difficulté par le « Celeste Aida » initial, sans ligne de chant et sans fermeté de l’aigu, mais qui, dès la scène du triomphe, retrouvera peu à peu ses moyens afin de conclure par un dernier tableau porté par l’émotion. Par contre, l’Amonasro de Ludovic Tézier impressionne par la qualité du timbre et du legato mis au service d’un personnage de rare noblesse dans l’adversité. Aussi mauvais l’un que l’autre, le Ramfis de Rafal Siwak et le Roi de Romano Dal Zovo.  De bonne tenue, le Messager de Riccardo Rados et la Prêtresse de Yao Bohui. 

A côté de cette Aida qui a été mal reçue par une large part de la presse, le Festival rend hommage à Franco Zeffirelli qui aurait eu cent ans le 12 février 2023 mais qui s’est éteint le 15 juin 2019 à l’âge vénérable de 96 ans. Aux Arènes de Vérone, il a débuté tardivement le 1er juillet 1995 avec une production de Carmen qui a été reprise six fois puis remaniée en 2009 et rejouée cinq fois. L’ayant évoquée en détail pour Crescendo l’été dernier, je ne m’y attarde pas, tout en signalant qu’elle garde intact l’impact qu’elle exerce sur le public, fasciné par sa pittoresque beauté. L’intervention de la Compagnie de danse Antonio Gades y ajoute un cachet d’authenticité au début des deux premiers actes puis produit une longue séquence de flamenco sans musique durant le changement de décor précédant le dernier tableau. 

Le lendemain de l’Aida du 23 août, Daniel Oren officie à nouveau dans la fosse pour Carmen, en utilisant la version d’Ernest Guiraud avec récitatifs chantés, parfaitement plausible quand la plupart des solistes ne sont pas de langue française. Toutefois, la précision de sa gestique ne peut éviter certains décalages dans les scènes d’ensemble, ce qui n’est qu’un défaut bénin par rapport à la luxuriance du canevas orchestral.

Un jour après avoir incarné Amneris, Clémentine Margaine reprend Carmen qui est assurément son rôle fétiche qu’elle chante partout en profitant de son élocution parfaite pour camper une cigarière bonne fille qui ne s’en laisse pas conter et qui assume bravement son destin, quitte à devoir affronter la mort. A ses côtés, le Don José de Vittorio Grigolo impressionne par la qualité de sa diction française et l’impétuosité de son incarnation. Mais pourquoi sombrer dans un vérisme  grand-guignolesque pour une scène finale qui n’en demande pas tant ?  L’Escamillo de Gëzim Myshketa tente d’abord d’affermir ses moyens en poussant l’aigu et en jouant le bellâtre adulé. Toutefois, le troisième acte le rend plus crédible par la dignité retenue qu’il affiche lors de sa confrontation avec le malheureux José. Daniela Schillaci personnifie une Micaëla  guidée par le bon sens, laissant affleurer ses élans de grand lyrique. Mais quel dommage que sa diction française soit approximative, grief que l’on peut faire aussi à Cristin Arsenova (Frasquita), Sofia Koberidze (Mercédès), Gabriele Sagona (Zuniga) et Nicolò Ceriqui (Moralès). Par contre Jan Antem (El Dancairo) et Didier Pieri (El Remendado) éblouissent par leur faconde dans un dialogue dont on ne perd pas un mot !

Jusqu’à août 2004, Franco Zeffirelli n’avait jamais mis en scène Madama Butterfly  où que ce fût. Mais à la demande de la direction des Arènes qui voulait commémorer le centenaire de la création, il se laissa convaincre en concevant régie et décors et en confiant les costumes à l’artiste japonaise Emi Wada. Sa production surprend par l’économie des moyens qui lui fait édifier le quartier des plaisirs sur la colline surplombant le port de Nagasaki fourmillant de silhouettes bariolées. Lorsque la masse rocheuse s’entrouvre, elle fait avancer le simple pavillon loué par l’entremetteur Goro pour accueillir l’officier américain Pinkerton et la frêle Cio-Cio-San, accompagnée de sa proche parenté. A la tombée de la nuit se déroule la cérémonie de noces ponctuée par le jeu des ombrelles et interrompue par l’intempestive entrée du Zio Bonzo. Dans une semi-obscurité se développe ensuite l’interminable attente de l’acte II. Et les pauvres fleurs assemblées tant bien que mal laissent présager d’un sinistre dénouement, tandis que la colline fait apparaître de sinistres ombres blanches s’étirant comme des spectres annonçant la fin tragique de l’héroïne.

Pour la troisième soirée consécutive, Daniel Oren est au pupitre, recherchant un coloris intimiste que feront éclater sporadiquement les tensions de ce drame abject. Sur scène, Maria José Siri  incarne une Butterfly qui cherche ses marques dans la redoutable  scène d’entrée avec le chœur féminin. Plus l’action progresse, plus elle s’investit  dans un rôle qui lui tient à cœur, en usant de ses grands moyens de lirico spinto pour susciter l’émotion. Ne lui cède en rien le ténor Angelo Villari à l’aigu brillant et à la diction soignée qui campe un sémillant PInkerton face au Sharpless trop neutre de Gevorg Hakobyan, empêtré dans ses aigus avant de retrouver meilleure assise au deuxième acte. Elena Zilio défie les outrages du temps afin de donner consistance dramatique à sa Suzuki que malmène le Goro vipérin  de Matteo Mezzaro. Tout aussi convaincants, le Prince Yamadori d’Italo Proferisce, le Zio Bonzo de Gabriele Sagoma et Marta Pluda faisant au mieux dans le second plan falot de Kate Pinkerton. Et comme chaque soir, le Coro dell’Arena préparé par Roberto Gabbiani est remarquable. Donc en conclusion, il faut relever que le spectateur fait grise mine à une Aida sophistiquée et lui préfère les productions Zeffirelli, conservant un attrait irrésistible.

Paul-André Demierre

Verona, Arena   Aida, 23 août 2023, Carmen, 24 août 2023,   Madama Butterfly, 25 août 2023

Crédits photographiques : Festival de Vérone © Ennevi foto

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