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L’adolescence d’une Walkyrie à Bâle

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Bâle. Theater Basel. 24-IX-2023. Richard Wagner (1813-1883) : La Walkyrie, première journée de L’Anneau du Nibelung, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Benedikt von Peter. Décor : Natascha von Steiger. Costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Roland Edrich. Vidéo : David Fortmann. Avec : Nathan Berg, baryton-basse (Wotan) ; Ric Furman, ténor (Siegmund) ; Theresa Kronthaler, soprano (Sieglinde) ; Artyom Wasnetsov, basse (Hunding) ; Trine Møller, soprano (Brünnhilde) ; Solenn’ Lavanant Linke, mezzo-soprano (Fricka) ; Sarah Marie Kramer, soprano (Gerhilde) ; Sarah Brady, soprano (Ortlinde) ; Marta Herman, mezzo-soprano (Schwertleite) ; Jasmin Etezadzadeh, mezzo-soprano (Waltraute) ; Camille Sherman, mezzo-soprano (Rossweisse) ; Lucie Peyramaure, soprano (Helmwige) ; Sophie Kidwell, mezzo-soprano (Grimgerde) ; Valentina Stadler, soprano (Siegrune) ; Michael Borth,(Donner) ; Ronan Caillet, (Froh) ; Hanna Schwarz, (Erda) ; Karl-Heinz Brandt, (Mime). Sinfonieorchester Basel, direction : Jonathan Nott

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Après ses souvenirs d'enfance, Brünnhilde égrène ceux de son adolescence. L'album de la famille Wotan feuilleté par passionne de bout en bout.

Il arrive fréquemment qu'après un Or du Rhin prometteur, un metteur en scène révèle les limites de son concept dès la première journée du Ring. Ce n'est pas le cas avec La Walkyrie de . L'idée universelle de l'adulte questionnant sa généalogie pour comprendre ce qui advient en lui comme autour de lui est tellement forte qu'au terme des cinq heures haletantes au cours desquelles Brünnhilde lui aura raconté son adolescence, le spectateur est déjà tenté de parier sur la réussite de ce nouveau Ring du Theater Basel, alors que Siegfried et Le Crépuscule des dieux ne seront dévoilés qu'en septembre 2024.

La fille préférée de Wotan a donc grandi depuis L'Or du Rhin : des êtres de chair et de sang ont remplacé les marionnettes et l'enfant qu'elle fut a laissé la place à une ado très jalousée par ses sœurs. Mi-tacle, mi-cauchemar, le Hojotoho du II voit Brünnhilde harcelée, obligée de hurler, mains sur les oreilles, pour tenter de couvrir les coups assourdissants des revolvers que Wotan a mis dans les mains de ses filles déchaînées. Un pas de côté didascalistique certes, mais comme tous ceux que s'autorise , toujours d'une infinie justesse dramaturgique. Dans le lot, on citera, au terme d'une confrontation Fricka/Wotan des plus musclées, l'adresse finale de la Déesse du mariage, non pas à sa belle-fille, mais à Siegmund, les mots terribles « Heervater harret dein : lass ihn dir künden wass er gekiesst » venant trancher sans recours possible le destin du personnage. Von Peter raconte avec maestria comment Siegmund ne sera pas le héros rêvé par Wotan pour récupérer l'anneau. Progressivement abandonné par chacun, le Wälsung au regard triste est la marionnette humaine de son père : l'inceste est programmée à vue, les jumeaux sont déshabillés sous les yeux de leur futur fils (Wotan force Siegfried à assister à la scène invisible de sa propre conception !). Autre choix bouleversant : le long baiser que Brünnhilde dépose sur les lèvres de son demi-frère qui va mourir, suivi, dans la foulée, de l'irruption goguenarde de Wotan semblant dire à sa chouchoute : « Et bien te voilà sortie de l'enfance, ma fille ! » voire : « Tel père, telle fille ». La Walkyrie de Benedikt von Peter raconte surtout le patient affranchissement d'une jeune fille programmée, comme ses sœurs, à n'aimer que son papa : un programme dont le dialogue du III explicitera patiemment le déroulé transgressif. Brünnhilde comprend enfin les mécanismes de l'emprise corps et âme que ce père adulé aura exercée sur elle au long de son enfance, une emprise qu'il tente de ranimer une ultime fois lors des Adieux. Derrière le rideau de flammes, celle que l'on croit endormie, visiblement ébranlée, se relève pour superviser de loin le départ (avec toute la famille) de l'ex-prédateur de sa vie de femme à venir.

Comme on l'avait pressenti dans L'Or du Rhin, doit confronter son Wotan de La Walkyrie à ses limites aiguës, la voix étant, partout ailleurs au meilleur de son médium comme de son métal grave. Et quel diseur au récit du II ! Le comédien est magnétique même de dos : quel contraste d'avec la furie orchestrale que son apparition immobile au III en fourrure noire, face à un ciel strié d'éclairs, au côté d'un vrai Grane de lumière. On découvre les solides moyens de la Brünnhilde de Tine Møller, vraiment habitée par le rôle. On tremble devant la stature vocale et physique du Hunding déjà Hagen d'. La Fricka de Solenn' Lavanant Linke fait également forte impression, cadrée, comme tout un chacun, par une direction d'acteurs toujours millimétrée. La fratrie walkyrienne, présente dès l'Acte I, vaut également le détour (quelle puissance, quelle gourmandise des notes et du verbe !) avec, c'est assez rare, des personnalités identifiables. , même confrontée à l'arbre généalogique des grandes Sieglinde de l'Histoire, possède une belle amplitude vocale par-delà une voix non exemple de minceur. Siegmund a fini de bouder en bout de table (cf. L'Or du Rhin) : c'est un splendide ténor () qui ouvre la bouche pour révéler une aisance dont l'endurance s'épanouit, non seulement sur des Wälse longuement tenus, mais également sur un Wälsungen Blut final qu'il semble ne jamais vouloir lâcher. Du « plateau mystique » bâlois (le est toujours tapi sous la scène), atteint des sommets de noirceur sous le monologue de Wotan, et d'ivresse absolue sur l'impérieux dramatisme du III.

Au diapason de cette enfance qui s'est éloignée (Brünnhilde, comme bien des adolescents, a élucidé les non-dits), le castelet aux merveilles a été relégué dans un coin du décor qui, comme on l'avait supputé, est exactement le même que celui de L'Or du Rhin. Dans le paysage auront traîné encore (et leur présence aura été tout sauf anecdotique) Froh et Donner en chiens de garde de Fricka, Mime en Gollum surgi des enfers, l'Erda consolatrice d'. La Brünnhilde enfant a donc quasi-disparu du plateau. Au contraire du petit Siegfried, né juste avant que Wotan n'occise Sieglinde d'un coup de lance heurtant aussi le spectateur, et qui continue de promener sa frêle carcasse entre les pattes de cette famille qu'on n'aurait pas voulu avoir. Surgit enfin, au terme d'un spectacle où il se sera toujours passé quelque chose, un gigantesque personnage animé, comme tout droit échappé, avec son masque de loup et son épée laser, d'un jeu vidéo : un énigmatique « cliffhanger » qui va nous hanter un an durant, avant de connaître les deux autres journées de ce Ring que Benedikt von Peter semble avoir conçu, à l'image de la mélodie infinie wagnérienne, comme une mise en scène qui ne s'arrête jamais.

Crédits photographiques © Ingo Höhn

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Bâle. Theater Basel. 24-IX-2023. Richard Wagner (1813-1883) : La Walkyrie, première journée de L’Anneau du Nibelung, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Benedikt von Peter. Décor : Natascha von Steiger. Costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Roland Edrich. Vidéo : David Fortmann. Avec : Nathan Berg, baryton-basse (Wotan) ; Ric Furman, ténor (Siegmund) ; Theresa Kronthaler, soprano (Sieglinde) ; Artyom Wasnetsov, basse (Hunding) ; Trine Møller, soprano (Brünnhilde) ; Solenn’ Lavanant Linke, mezzo-soprano (Fricka) ; Sarah Marie Kramer, soprano (Gerhilde) ; Sarah Brady, soprano (Ortlinde) ; Marta Herman, mezzo-soprano (Schwertleite) ; Jasmin Etezadzadeh, mezzo-soprano (Waltraute) ; Camille Sherman, mezzo-soprano (Rossweisse) ; Lucie Peyramaure, soprano (Helmwige) ; Sophie Kidwell, mezzo-soprano (Grimgerde) ; Valentina Stadler, soprano (Siegrune) ; Michael Borth,(Donner) ; Ronan Caillet, (Froh) ; Hanna Schwarz, (Erda) ; Karl-Heinz Brandt, (Mime). Sinfonieorchester Basel, direction : Jonathan Nott

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